lundi 31 décembre 2012

Changement de monde : Michel Serres

Repris de
http://www.lejdd.fr/Economie/Actualite/Serres-Ce-n-est-pas-une-crise-c-est-un-changement-de-monde-583645


"Ce n'est pas une crise, c'est un changement de monde"

INTERVIEW - Michel Serres, philosophe, historien des sciences et homme de lettres français, décrypte le monde de demain pour le JDD.

Michel Serres est une vigie plantée en haut du mât de notre époque. Du haut de son gréement, de ses 82 ans, de sa culture encyclopédique, de son temps partagé entre les cultures française et américaine qu'il enseigne, ce philosophe académicien nous décrit les changements qu'il observe sur l'équipage humanité que nous sommes. En curieux de tout qu'il est, il guette avec impatience et gourmandise les évolutions qui nous arrivent, comme un des matelots de Colomb aurait scruté l'horizon dans l'espoir de nouvelles terres. Son constat sur notre époque est simple : le monde, depuis cinquante ans, traverse une révolution comme l'humanité n'en a connu jusque-là que deux d'une telle ampleur. Avec un constat pareil, un autre que lui serait grognon et inquiet. Serres est un optimiste impénitent. L'avenir du nouveau monde appartient à Petite Poucette *, ainsi qu'il a baptisé l'archétype du "nouvel humain" encore en devenir, en référence à son usage du téléphone et de l'ordinateur. Et cette Petite Poucette-là, qui est sur le point de "prendre les commandes", n'a pas fini de nous surprendre…

La crise est-elle bientôt finie?
La crise financière, c'est probable. Je ne suis pas un économiste, ni un spécialiste de la finance, mais ce que je vois, c'est le tableau global. On ne parle que d'économie! Une campagne électorale, ce n'est que ça : l'emploi, la dette, le budget ! Elle a envahi la totalité de la discussion publique. Or notre monde traverse une phase de changements gigantesques. Comme on est obnubilé par l'économie, on ne pense la crise qu'en termes économiques, mais il y a tellement de choses plus importantes qui nous mettent en crise! Cette crise d'ailleurs, c'est principalement le malaise dans nos têtes devant les immenses changements qui sont à l'œuvre.

Par exemple…
Nous étions 50% d'agriculteurs à la fin de la guerre et ils ne sont plus que 1%. Pendant ma vie humaine, et c'est unique dans l'histoire, la population mondiale a doublé deux fois! Quand je suis né, on était 2 milliards, on est 7 milliards aujourd'hui. Dans la même période, l'espérance de vie a triplé. C'est tout cela que l'on ne voit pas.

Pourquoi?
On sait qu'un tremblement de terre se passe en surface. Or la théorie des mouvements de plaques l'explique par des mouvements profonds. Ce que j'essaie d'expliquer, ce sont les mouvements profonds. La fin de l'agriculture, la victoire sur la douleur en médecine, l'allongement de l'espérance de vie. Tout cela a des conséquences énormes : quand mon arrière-grand-père se mariait, statistiquement, il jurait à sa compagne fidélité pour cinq à dix ans, maintenant c'est pour soixante ans. On dit toujours "mariage", mais un engagement pour dix ans et un engagement pour soixante ans, ce n'est plus pareil! Il y a beaucoup de choses qui ont secrètement changé, qu'on ne voit pas changer, mais qui ont complètement bouleversé le monde. On est passé, en moins de cinquante ans, dans un nouveau monde.

«Il y a eu trois secousses dans les années 1960 qui ont précédé le tremblement de terre des années 1980.»

Quand situez-vous cette bascule?
Précisément au milieu des années 1960. En 1965, 1966, on ne se souvient plus de cela aujourd'hui, mais il y a eu des révolutions agricoles dans beaucoup de villes françaises. Il y a eu des morts à Rodez, à Quimper, à Millau. La paysannerie s'apercevait tout d'un coup qu'elle changeait de monde. Au même moment, l'Église catholique a fait son aggiornamento, avec le Concile. Et puis il y a eu la révolution étudiante, en 1968, mais c'est la dernière des trois secousses. Il y a donc eu un premier tremblement de terre à cette période-là. Il a précédé le vrai tremblement de terre, celui des années 1980, avec l'arrivée des nouvelles technologies.

Celle que vous appelez "Petite Poucette", parce qu'elle a toujours en main le clavier de son téléphone, est née à ce moment-là… Comment la définissez-vous?
Oui, Petite Poucette est née au début des années 1980. Elle a une trentaine d'années aujourd'hui. Les gens comme moi, nés d'avant l'ordinateur, nous travaillons AVEC lui. Nous sommes en dehors de l'ordinateur. Petite Poucette, elle, vit DANS l'ordinateur. Pour elle, l'ordinateur n'est pas un outil, mais fait partie de ses conditions de vie. Elle est sur Facebook, les réseaux sociaux, son téléphone est branché avec elle…

C'est-à-dire "dans" l'ordinateur?
Je vous donne des exemples. L'autre jour, un de mes petits-fils vient chez moi en deux-roues, et il était en panne. Il démonte son engin et me dit : "Regarde…" Il avait une pièce qu'il ne savait pas où remettre. Il m'a demandé mon téléphone portable et, hop, il a trouvé la solution à son problème… Il vit dedans. C'est vrai aussi de mes étudiants à Stanford, à qui j'ai fait corriger mon livre, c'est vrai aussi des patients à l'hôpital… Regardez les conséquences : quand j'étais jeune, par exemple, on n'aurait jamais demandé à un chirurgien après une opération ce qu'il avait fait dans votre ventre. Aujourd'hui, n'importe quel patient, s'il a "un pet de travers", tape "pet de travers" sur son ordinateur avant d'aller voir le toubib. Et il va pouvoir en parler avec son médecin. Cela change tout. Dans Petite Poucette, j'appelle ça "la présomption de compétence" qui s'est renversée. Avant, le toubib, l'avocat, l'enseignant, avaient une "présomption d'incompétence" à l'égard de ceux auxquels ils s'adressaient. Aujourd'hui, si j'entre dans un amphi pour faire un cours sur la cacahuète , je sais qu'il y a certains étudiants qui ont tapé "cacahuète" sur Wikipédia la veille, et donc je dois faire cours en fonction de ça. Petite Poucette arrive à présent sur le marché du travail. Il y a des instits, des profs, Petites Poucettes d'aujourd'hui, et cette vague est en train de construire le nouveau monde.

Petite Poucette a commencé par devenir trader…
Oui, si on veut! Les traders, c'est le numérique depuis longtemps… Les échanges instantanés à l'échelle de la planète et ce numérique-là sont en grande partie responsables de la crise financière. On a vu ce qui s'est passé pour la musique. Cela a foutu en l'air le marché du disque… Parce qu'aujourd'hui le rapport numérique/financier est très difficile à maîtriser. Comment faire un droit dans cet espace de non-droit qu'est la Toile? Pour l'instant, on ne voit pas comment on pourrait faire entrer le commerce là-dedans… On ne sait pas encore très bien comment le rapport marchand va évoluer. Mais cela devrait se régler dans les dix ans qui viennent. Les journaux aussi sont en crise, mais ce n'est pas une crise de l'information. Petite Poucette est surinformée, elle sait beaucoup plus de choses que lorsque les journaux étaient florissants. L'université aussi est en crise. Comment enseigner aujourd'hui? À quoi servent les bibliothèques alors que j'ai tous les livres du monde chez moi? Voyez tout ce qui change!

Et cela nous inquiète…
Nous sommes, en France, dans le pays le plus inquiet concernant les sujets scientifiques. Pourtant, on était un des pays les plus optimistes à cet égard au début du XX e siècle. Il y avait Jules Verne, le palais de la Découverte. La science était un sujet d'enthousiasme. Or, cela a complètement changé. Je ne sais pas l'expliquer. Il y a une inquiétude presque idéologique. L'idéologie de la science s'est transformée en idéologie de l'inquiétude. Regardez la manière dont on utilise le mot "chimie". En mal. Or notre cerveau, notre genou, ce bout de papier, c'est de la chimie. Sans chimie, il n'y aurait pas de bio. On oppose "bio" à "chimie", comme si "bio" voulait dire "sans chimie". Or le bio, c'est de la chimie! Cette méfiance est une particularité française. En Allemagne, en Amérique, il y a des littératures de l'inquiétude, mais elles n'ont pas cette résonance populaire qui existe en France. Peut-être est-ce aussi le signe que la bascule du nouveau monde est en train d'arriver ici, alors forcément les gens sont un peu plus inquiets qu'ailleurs…

«Petite Poucette a trouvé le sens réel du mot 'maintenant'. Elle peut dire : 'main-tenant, tenant en main le monde'.»

Y a-t-il eu auparavant des moments d'inquiétude aussi forte qu'aujourd'hui?
Oui, bien sûr. Dans Petite Poucette , j'en décris deux autres, qui correspondent aux deux précédentes révolutions de l'humanité. La première se situe quand on est passé du stade oral au stade écrit. La deuxième, quand on est passé du stade écrit au stade imprimé. Maintenant, dans la troisième révolution, on bascule du stade imprimé au stade numérique. À chacune de ces trois révolutions correspondent les mêmes inquiétudes… À la première, Socrate fulminait contre l'écrit en disant que seul l'oral était vivant! Au moment de l'imprimerie, il y a des gens qui disaient que cette horrible masse de livres allait ramener la barbarie. Ils affirmaient d'ailleurs que personne ne pourrait jamais lire tous les livres, ce en quoi ils avaient raison. Il est donc naturel de retrouver les mêmes angoisses au moment d'une révolution qui est encore plus forte que les deux précédentes.

Pourquoi plus forte?
Un de mes amis a fait un livre sur les "neurones de la lecture". On a repéré les neurones exacts qui sont excités quand on lit quelque chose. On s'aperçoit aujourd'hui que les neurones excités par le numérique, devant un ordinateur, ne sont pas les mêmes! Ce n'est pas seulement le monde, ce sont aussi nos têtes qui changent…

Jusqu'où ira le changement?
Je ne parle pas souvent politique, mais là, pour une fois, je vais le faire. Petite Poucette a trouvé le sens réel du mot "maintenant". Qu'est-ce que veut dire ce mot-là? Cela veut dire : "tenant en main". Petite Poucette, avec son téléphone portable, tient en main tous les hommes du monde, tous les enseignements du monde, et tous les lieux du monde par GPS. Donc elle peut dire : "main-tenant, tenant en main le monde". Mais qui pouvait en dire autant avant elle? Auguste, empereur de Rome, des grands savants? Aujourd'hui, il y a 3,75 milliards de personnes qui ont un portable avec Internet dedans et qui "tiennent en main le monde". Cela ne fait pas une nouvelle démocratie? Voilà le nouveau monde. C'est vertigineux, c'est ce qui m'impressionne le plus. Que nos institutions sont vieilles face à cela! Il y a tout à reconstruire.

Dans quel ordre?
Une nouvelle université. Il faut aussi construire une nouvelle chambre des députés, une nouvelle représentation politique, un nouveau droit. Le droit tel qu'il est – il n'y a qu'à voir l'échec d'Hadopi – ne correspond plus à la réalité… Le plus grand effort qu'il faudra faire, demain matin, c'est même assez urgent, est de repenser l'ensemble de ces institutions.

Mais où serait le centre de décision?
Voyez, vous vous mettez à avoir peur vous aussi! Un jour, lors d'une conférence en Allemagne où il y avait 1.000 personnes dans un amphi, je leur ai dit : "Je vous propose une idée : on fusionne la France et l'Allemagne." La discussion s'est engagée aussitôt, sur le thème "mais alors on aura deux présidents?". Je leur ai dit qu'il n'était pas question de cela. J'ai parlé des Bretons et des Rhénans, des Picards et des Prussiens, et j'ai dit : "On va demander à toutes les Petites Poucettes si elles sont d'accord pour fusionner, et après on verra!" Ils étaient enthousiastes! Non, il n'y a pas de centre de décision. Mais quand on a inventé la démocratie, il n'y en avait pas non plus! On a simplement dit : on va donner un droit de vote à tout le monde. Aujourd'hui, avec le numérique, on pourrait décider de beaucoup de choses en commun et en temps réel, ce ne serait pas difficile à mettre en œuvre. Le monde est une Suisse ! Tôt ou tard, une nouvelle politique se mettra en place. Laquelle? Je ne suis pas assez bon pour le dire, mais je la vois arriver.

Vous êtes à la frontière du philosophe et de l'oracle…
Presque du prophète! Non, je ne suis pas Madame Soleil… Petite Poucette a 30 ans, et dans dix ans, elle prend le pouvoir. Dans dix ans, elle l'aura, et elle changera tout cela… Regardez le printemps arabe, le rôle des nouvelles technologies, le rôle des femmes alphabétisées dans ces pays, tout cela est déjà à l'œuvre. Et puis, reprenons l'histoire. En Grèce, avec l'écriture, arrivent la géométrie, la démocratie et les religions du Livre, monothéistes. Avec l'imprimerie arrivent l'humanisme, les banques, le protestantisme, Galilée, la physique mathématique… Il suffit de voir tout ce qui a changé lors du passage à l'écriture et à l'imprimerie. Ce sont des changements colossaux à chaque fois. On vit une période historique. Petite Poucette n'est pas générationnelle. Ce n'est pas l'héroïne de la rentrée, elle est historique. D'ailleurs, une part de la "crise" d'aujourd'hui vient aussi de cela, de la coexistence actuelle de deux types d'humains… Petite Poucette et ceux de l'ancien monde. Son temps à elle arrive.

Petite Poucette, de Michel Serres, Éditions Le Pommier, 84 p., 9,50 euros.

samedi 22 décembre 2012

e-porno : le développement



Fabian Thylmann, le geek devenu magnat du e-porno

Repris  de Le Monde.fr | 
Le site épuré de la société Manwin
 l'assure : ses équipes spécialisées dans la"génération de trafic sur Internet", ont été en mesure d'envoyer jusqu'à 15 millions de visiteurs uniques par jour sur une seule et même adresse URL. C'est que Manwin est la maison-mère d'une myriade de sociétés spécialisées dans la production et la diffusion de contenus pornographiques sur Internet.


Youporn, Pornhub, Brazzers... La holding contrôle plus de trente sociétés dédiées aux contenus X, dont l'activité va du partage de vidéos aux services de "sexcams" en passant par la production de contenus ou la télévision en ligne. A elles deux, les plateformes de vidéos Youporn et Pornhub, fleurons du groupe, attireraient près de 15 millions de visiteurs uniques quotidien.


Un véritable empire, bâti en quelques années sous la férule de Fabian Thylmann, un allemand de 34 ans. Mais, le 4 décembre dernier, le "magnat du porno", comme l'a surnommé le New York Magazine, a vu son ascension stoppée par des soupçons de fraude fiscale. Arrêté en Belgique, où il résidait, il a été extradé enAllemagne après qu'un tribunal de Cologne a délivré un mandat d'arrêt européen contre lui.

Ses bureaux à Hambourg ont fait l'objet d'une perquisition au cours de laquelle des ordinateurs et des documents ont été saisis. Son domicile a lui aussi eu droit à une visite des policiers. Selon la presse allemande, les enquêteurs s'intéressent au complexe montage financier mis en place par Manwin, qui compte des bureaux à Montréal, Nicosie, Hambourg et Los Angeles, et dont le siège est basé au Luxembourg, un paradis fiscal parmi d'autres.

Silencieuse jusque-là, la société Manwin a publié lundi un sobre communiqué dans lequel elle assure que ses activités se poursuivent et demande "le respect de lavie privée des salariés de l'entreprise".

"JE SUIS UN GEEK"

Une discrétion qui n'est pas sans rappeler celle de son fondateur, "un geek", comme il se définit lui-même, qui n'a pas grand chose à voir avec Larry Flint ouHugh Hefner, les rois du porno des années 80.

Fabian Thylman code depuis qu'il a 17 ans, raconte le New York Magazine dans une enquête intitulée : "les geeks, nouveaux rois du porno". C'est la mise au point d'un logiciel, baptisé NATS pour Next Generation Affiliate Tracking Software, qui a fait sa fortune. Le principe est simple : relier tous les sites pornographiques entre eux et permettre aux internautes d'accéder plus facilement au contenu de leur choix selon leur préférence. "NATS était très facile à utiliser et permettait de fairedes choses que d'autres ne pouvaient pas", expliquait-il l'année dernière. Comme il le dit lui-même, son objectif est alors de "créer autant d'opportunités que possible pour que les gens dépensent de l'argent".

Au fil des ans, Fabian Thylmann amasse une fortune confortable, qui lui permet d'assouvir sa passion pour l'automobile, mais aussi et surtout d'envisagerl'acquisition d'autres sociétés liées à l'industrie du X. Dans le même temps, trois autres jeunes férus d'informatique développent leur savoir-faire en l'appliquant au porno sur internet. Ouissam Youssef, Stephane Manos et Matt Keezer sont les créateurs de Brazzers, une société de production de films X sur le Web qui s'est imposé en quelques années comme l'un des leaders du marché. Matt Keezer a l'idée en 2006 d'investir dans les plates-formes de vidéos en streaming, sur le modèle de Youtube créé en 2005. Il rachète pour moins de 3 000 dollars le nom de domaine Pornhub. 

Le modèle économique est simple. Il s'agit d'attirer l'internaute en proposant des vidéos gratuites - le plus souvent des extraits de films produits par d'autresentreprises, sans leur reverser de droits d'auteur, tout en habillant la site de multiples bannières publicitaires. Une "innovation" qui déplaît fortement à l'industrie pornographique traditionnelle, qui accuse ces nouveaux médias de piller leur production cinématographique et déplorent des diminutions considérables de leurs chiffres d'affaires. A l'instar de Youtube, ces nouvelles plates-formes de vidéos pornographiques se réfugient alors derrière leur statut d'hébergeur assurant qu'ils ne sont pas responsables du contenu. Le jeune trio a opté pour un modèle mixte. Du contenu payant avec Brazzers, du contenu gratuit avec Pornhub entre autres.

ASSOCIÉ À PLAYBOY

Mais la belle histoire n'a pas duré. En octobre 2009, les enquêteurs du fisc américain ont saisi 6,5 millions de dollars sur un compte appartenant à la société Mansef, la holding qui contrôlait l'empire de Youssef, Manos et Keezer. Les enquêteurs américains s'interrogeaient notamment sur le circuit par lequel avaient transité plusieurs millions de dollars avant d'atterrir en Israël et dans d'autres pays figurant sur la liste des paradis fiscaux. Il était temps pour les associés de vendreleur part.

Le jeune Thylmann a flairé la bonne affaire et a déboursé, toujours selon le New York Magazine, près de 140 millions de dollars pour racheter Mansef qu'il rebaptise Manwin. Pour développer l'entreprise, il a axé comme depuis ses débuts sur le savoir-faire technique : "Manwin est par essence une entreprise technologique"a-t-il déclaré en janvier 2012 à l'occasion de l'une de ses rares interventions publiques au salon Internext. "Nous sommes sur Internet et nous avons de si gros sites que nous nous devons d'être très bons sur la partie techno du business".

Le logo de YouPorn, l'un des sites pornographiques les plus fréquentés au monde.

En 2010, Thylmann a réussi le tour de force de convraincre un fond d'investissement de Wall Street de lui prêter de l'argent pour financer ses nouvelles acquisitions, comme la société de production Digital Playground. Son business s'institutionnalise. Peu avant, il avait noué un partenariat avec la marque mythique Playboy en investissant dans sa télé en ligne. Preuve que même les pionniers de l'industrie lui accordent leur confiance.

En 2011, il acquiert le site de partage de vidéos Youporn, dont les nombreux visiteurs uniques viennent s'additionner à ceux de son autre plateforme Pornhub. Tout en défendant son pré carré, il s'est notamment opposé à l'attribution de noms de domaines en .XXX, il a ensuite diversifé encore un peu plus ses activités en finançant des sites comme celebs.com, clone du fameux site américain TMZ, entièrement dédié à l'actualité des stars.
Aujourd'hui détenu dans une prison à Cologne, il dément toute fraude fiscale et assure que les procédés d'optimisation développés par Manwin se sont toujours faits en conformité avec la loi allemande.

dimanche 2 décembre 2012

Biologie moléculaire : la mutation informatique


Tout a commencé avec James D. Watson, Francis Crick, Rosalind Elsie Franklin [1] et quelques autres dans les années 1950 : ils nous ont appris que la conformation des êtres vivants se déduisait de l’information génétique codée par l’acide désoxyribonucléique (ADN) de leurs cellules. Les macromolécules (on dit aussi polymères) d’ADN sont de longues chaînes de motifs moléculaires élémentaires, les nucléotides, dont il existe quatre variétés : l’adénine (notée A), la thymine (notée T), la cytosine (notée C) et la guanine (notée G). Le paradigme de la biologie moléculaire postule que l’information génétique est formulée par un texte, le génome, écrit dans un alphabet de quatre lettres, A, T, G, C, et que la connaissance de ce texte permet de connaître les fonctions de l’organisme considéré, sans avoir à entrer dans des considérations supplémentaires d’ordre physico-chimique.

Avec l’entrée en vigueur du paradigme de la biologie moléculaire, l’informatique était appelée inéluctablement à prendre un rôle crucial dans la recherche en biologie, puisque la recherche se fondait désormais sur l’analyse d’un texte. C’est aujourd’hui une évidence. Le séquençage du génome, c’est-à-dire l’obtention de son texte au moyen d’appareils nommés séquenceurs, est accessible depuis plusieurs années pour tous les organismes, ainsi pour les 3,4 milliards de nucléotides et les quelques 25 000 gènes du génome humain, et ces données ont bouleversé de fond en comble le métier de biologiste. La connaissance du génome, complétée par la robotisation des manipulations « en phase humide », déplace le chercheur de la paillasse, des boîtes de Pétri et du Pipetman vers l’ordinateur, lui fait retirer sa blouse blanche, et lui donne accès à des méthodes scientifiques entièrement nouvelles pour étudier la génétique, la structure des protéines, le métabolisme, etc. Des investigations qui demandaient des mois de travail répétitif et entaché d’erreurs à la paillasse sont désormais résolues en quelques heures par des méthodes informatiques. La consultation des banques de données qui archivent les résultats exhaustifs du séquençage et des calculs de structure des protéines donne en quelques minutes la réponse à des questions dont la solution directe aurait constitué un thème de recherche à part entière. Ce qui signifie que l’on peut désormais se poser des questions inenvisageables auparavant. Il y a encore, bien sûr, de la biologie « en phase humide », mais la biologie moléculaire informatique a pris une place prépondérante dans les avancées de la recherche.

Il y a vingt ans nous étions à un tournant. Les gens bien informés de la recherche mondiale savaient déjà que les choses allaient dans cette direction, les mandarins résistaient pied à pied, accrochés à leurs paillasses, les institutions de pointe avaient déjà lourdement investi en informatique, telles le National Center for Biotechnology Information (NCBI) créé en 1988 à Bethesda près de Washington, ou le Wellcome Trust Sanger Institute créé en 1992 à Hinxton près de Cambridge en Angleterre. L’Institut Pasteur était en retard, et en prenait conscience. C’est en 1991 que François Rougeon, Directeur de la recherche à l’Institut Pasteur, m’a proposé de le rejoindre pour l’aider à mettre sur pied une infrastructure bioinformatique. En fait, avant de faire de la bioinformatique, il fallait déjà créer l’informatique, recruter une équipe, installer des serveurs et un réseau, ce qui occupa une bonne part de notre temps les premières années.


[1] L’histoire a retenu les noms de Crick et Watson ; Rosalind Elsie Franklin a joué dans cette découverte un rôle aussi important, mais elle est morte avant l’attribution du prix Nobel.

Entreprises françaises primées au CES



Repris sur Henri Verdier Blog  du 13 nov 2012


Sculpteo et Netatmo récompensés au CES : pourquoi c'est important...


On a appris hier soir que Sculpteo allait recevoir l'un des Best of innovations awards du Consumer Electronic Show qui se tiendra à Las Vegas dans deux mois, et que la jeune société Netatmo allait pour sa part remporter trois innovation awards. Il y a donc des entreprises françaises qui gagnent des prix dans le temple des Samsung, des Sony et des LG electronics. Le CES, c'est le festival de Cannes de l'électronique grand public. Plus de 100.000 innovations chaque année et près de 200 prix.

Après la déroute de notre électronique grand public, des startups relèvent le gant.






Sculpteo, qui fabrique et commercialise une de ces fameuses "imprimantes 3D" avec laquelle on peut produire n'importe quel objet par injection de plastique, a été fondée par Clément Moreau et Eric Carreel. Eric est par ailleurs le fondateur d'Inventel (dont la technologie fut stratégique dans l'aventure de la Livebox d'Orange), rachetée par Technicolor. Eric Carreel a aussi lancé Withings (la balance, le tensiomètre...) et Invoxia (qui avait remporté un Best of innovations award en 2012). Son imprimante 3D était présentée au dernier Futur en Seine (merci à Silicon.frpour la photo).




Netatmo vous est peut-être moins familière, mais elle ne tardera pas à le devenir. Elle vient de recevoir trois innovation awards au même CES 2013 (catégories "santé bien être", "technologie pour un monde meilleur" et "appareil domestique"). La société n'a qu'un an et son produit n'est disponible que depuis deux mois. Netatmo fabrique et commercialise des stations météorologiques, indoor et outdoor, avec suivi de différentes paramètres de pollution.

Frédéric Potter, son fondateur, avec qui j'avais fait mes premières armes d'entrepreneur en 1995, fut l'un des fondateurs de Cirpack (société qui joua elle aussi un rôle stratégique dans l'aventure de Free et qui fut elle aussi rachetée par Technicolor). Il fut l'un des cofondateurs de Withings puis a lancé Netatmo il y a un peu plus d'un an... Voilà quelqu'un qui, après un premier (grand) succès, a réinvesti ses gains à deux reprises.

Pourquoi c'est important ?

C'est important parce que, comme le souligne Le Monde d'hier soir dans un papier au titre curieusement pessimiste, nous assistons en ce moment en France à la floraison d'une génération d'entreprises qui réussissent de remarquables performances dans le secteur des objets communicants et de l'internet des objets.

Le site de Proxima mobile l'avait déjà souligné en septembre : sur les douze objets connectés les plus vendus aux Etats-Unis, on comptait 5 objets français, respectivement produits par Parrot,Withings et Magnien.



On peut légitimement se demander si ces inventeurs innovateurs réussiront à compenser les terribles pertes de l'électronique grand public à la française.

Je parierais volontiers que oui.

Je suis en particulier frappé par le fait que l'on sent comme une "école" française dans ces différents projets. Tous reconnaissent l'héritage de Rafi Haladjian qui avait été pionnier avec son lapin Nabaztag et sa société Violet, et qui récidive désormais avec Sen.se. Beaucoup ont croisé la trajectoire de Xavier Niel. Tous connaissent Henri Seydoux et les succès de Parrot, dont ils s'inspirent. Mais au delà de ces "pères fondateurs", ils sont désormais nombreux à se lancer dans la bataille. J'avais commencé à en parler il y a un an en appellant cela l' "Internet plus". On pourrait citer les tablettes d'Archos ou de Unowhy, on pourrait mentionner Joshfire, Hackable devices - qui nous avait enchanté de son baby foot enrichi au dernier Futur en Seine) et tant d'autres. On pourrait citer Devialet, qui avait aussi gagné un Best of innovation award l'an dernier et qui a opportunément annoncé hier une levée de fonds de 15 millions d'euros pour son ampli de nouvelle génération. On devrait y inclure la robotique qui est une autre de nos compétences françaises, et la santé. Nous avons toute une génération d'entrepreneurs qui se lancent dans cette bataille collective.

Le retour au hardware

Or, cette bataille est désormais mondiale, et peut-être centrale dans l'évolution du numérique. Au cours de la dernière session du Orange Institute, à New-York, nous avons eu sur ces questions une conférence passionnante de Rob Coneybeer, Managing director de Shasta venture, l'un des fonds prestigieux de la Silicon Valley.






Roy Coneybeer nous a d'abord soutenu, de manière très probante, mais un peu contradictoire avec les discours dominants, l'importance des entreprises de "hard" dans le paysage des "tech companies".

11 des 20 plus grandes sociétés technologiques mondiales, soit 54 % de la capitalisation totale, sont dans le hardware.

Bien sûr, c'est un hardware qui a été profondément bouleversé par la révolution Internet : il s'appuie sur de nouvelles technologies bon marché (vous les connaissez, elles sont dans tous les smartphones), sur de nouvelles possibilités de relations avec les publics (crowdfunding notamment, mais aussi l'ensemble des approches que nous avons développées dans L'Age de la multitude), sur l'extraordinaire potentiel du web social, qui permet d'insérer immédiatement tout device dans un réseau d'amis, sur les nouvelles possibilités du big data, sur une industrie manufacturière extrêmement bon marché, notamment en Asie.






Withings, Nest, Jawbone, Pebble, Ouya... elles sont des dizaines de sociétés à pouvoir prétendre illustrer cette lame de fond mondiale. Il y en a beaucoup dans le secteur de la santé. Elles sont souvent les avant-garde de ce numérique qui dévore le monde, qu'a présenté Nicolas Colin.




Elles renouent avec la grande tradition des innovateurs / inventeurs et tranchent très heureusement avec la litanie des "dot com", dont les projets commencent à être un peu trop formatés, et parfois un peu trop anecdotiques. Nous avons là des entrepreneurs qui savent concevoir et produire de réels objets, qui entrent dans l'électronique et la fabrication, qui savent ce que c'est que la production. Elles surfent sur une vague qui commence à peine à se lever et qui va libérer de plus en plus de puissance pour qui saura s'en emparer.

Surtout, elles sont portées par un type d'entrepreneurs bien particuliers, qui mélangent l'ambition globale et l'esprit de l'artisan, qui poursuivent des rêves concrets et les incarnent dans des objets désirables, qui excellent dans la technologie et aussi dans le design. Des entrepreneurs qui ne sont pas sans rappeler les pionniers de l'aviation ou de l'automobile...

Ils sont engagés dans une compétition réellement mondiale. Il n'y a pas (encore ?) de Silicon Valley pour ces objets connectés. Tous les continents, et de nombreux pays, semblent encore avoir leurs chances.

C'est pourquoi, après les mille bravos de circonstance pour Eric Carreel, pour Frédéric Potter et pour leurs équipes, nous devons nous demander si cette poignée d'entreprises françaises n'est pas l'une des avant-gardes de cette fameuse réindustrialisation.