Atos : chez Thierry Breton, 20% des salariés doivent être mauvais
Lors d’une conférence dont Rue89 s’est procuré l’enregistrement, Atos propose d’attribuer des mauvaises notes à plus de salariés. Pour les pousser à partir ?
Chez le « leader européen des technologies de l’information » [PDF], c’est un peu comme à l’école. Lors de l’entretien individuel d’évaluation, chaque année, une note est attribuée au salarié en fonction de sa performance. S’il a largement dépassé les objectifs qui lui avaient été fixés, il décroche un 5, la note maximale.
Cette année, les directeurs d’Atos se retrouvent dans une situation inédite. Ils estiment que trop de bonnes notes ont été distribuées. Et qu’il va falloir rectifier le tir.
Ce ne sont pas d’éventuelles demandes d’augmentations pléthoriques qui inquiètent dans la société dirigée par l’ancien ministre de l’Economie, Thierry Breton. C’est autre chose, comme le révèlent les bandes-son de conférences téléphoniques organisées avec les managers et mises en ligne par la direction sur l’Intranet de l’entreprise à l’attention de ceux qui n’ont pas pu y participer. Rue89 se les est procurées.
Pas assez de mauvaises notes
Laurent Kocher est directeur général France chez Atos. C’est lui qui anime les conférences téléphoniques qui ont lieu plusieurs fois dans l’année avec les 500 managers d’Atos en France.
Celle du 5 juin 2012 a été consacrée aux manières de faire « progresser » la gestion des ressources humaines dans l’entreprise. Premier sujet abordé : les entretiens individuels. Pour un constat :
« On a une répartition statistique qui est surprenante puisqu’au total, les personnes qui ont atteint ou dépassé leurs objectifs sur l’année 2011 représentent 97% de notre effectif. »
Concrètement, poursuit Laurent Kocher :
- 8% des salariés ont « très, très largement » dépassé leurs objectifs et ont été notés 5 ;
- 35% ont largement dépassé leurs objectifs et ont été notés 4 ;
- 54% ont atteint leurs objectifs globalement et ont été notés 3.
Autrement dit : 3% des gens n’ont pas atteint leurs objectifs. Plutôt que de s’en féliciter ou de s’interroger sur les raisons de ces exceptionnels bons résultats, le DG France déplore :
« [C’est] quand même, de façon générale, une répartition qu’on constate rarement, voire jamais dans d’autres structures. Et d’autre part, évidemment, qui est pas tout à fait en ligne – c’est le moins qu’on puisse dire – avec nos résultats globaux. »
Des quotas de notation ?
L’explication ne vient pas tout de suite. Laurent Kocher développe d’abord la « logique différente » qu’il appelle de ses vœux :
« Statistiquement, dans une organisation de grande taille, on doit pouvoir constater qu’il y a une part significative, mais pas majoritaire, de gens qui ont atteint leurs objectifs en les dépassant largement, [et sont notés] 4 ou 5. Pour fixer un ordre de grandeur, [je dirais] de l’ordre de 20% des gens. »
Autrement dit, l’entreprise doit compter 20% de salariés notés 4 ou 5. Et :
- 60% de salariés qui atteignent leurs objectifs (« L’ordre de grandeur que l’on peut constater en général ») ;
- 20% de salariés « qui n’ont pas forcément atteint leurs objectifs ».
Le terme de « quotas », n’est pas mentionné, mais c’est l’idée. Il faut une « évaluation plus différenciée, plus exigeante de la performance de nos collaborateurs », poursuit le meneur de la discussion :
« Ça veut dire qu’il faut qu’on élève notre niveau d’exigence collective. Pourquoi ? Parce que c’est le niveau d’exigence de nos clients, c’est le niveau d’exigence de nos concurrents.Donc ça veut dire qu’il est indispensable que vis-à-vis de l’ensemble de nos collaborateurs, nous positionnions le curseur au bon endroit, à l’endroit où nos clients nous attendent, à l’endroit où ça nous permet de gagner et de délivrer de façon satisfaisante et à l’endroit où nos concurrents sont positionnés et donc gagnent des affaires et obtiennent la satisfaction de leurs clients. »
CONFÉRENCE TÉLÉPHONIQUE ANIMÉE PAR LAURENT KOCHER, DG FRANCE D’ATOS
Le 5 juin 2012
Contacté, le DRH d’Atos dément « fermement » l’existence de « quotas de notation » :
« Je démens que ces données aient été assignées comme des objectifs. Elles correspondent à la vision qu’on retrouve souvent quand on regarde d’autres entreprises de taille similaire. C’est une vérité constatée ailleurs que chez Atos. »
Par ailleurs, la jurisprudence tend aujourd’hui à condamner la pratique des quotas de notation. La cour d’appel de Versailles, dans un arrêt du 8 septembre 2011, a notamment jugé un tel dispositif illicite.
« Ils seraient mieux en dehors de l’entreprise »
La conférence téléphonique se poursuit – les questions pourront être posées à la fin – pour préciser comment élever le niveau d’exigence. Un entretien de pré-évaluation va être mis en place, annonce Laurent Kocher. Pour que les cadres (les « managers ») puissent rapporter à leur supérieur « l’évaluation qu’ils prévoient » :
« [Pour] qu’on puisse, sur une base statistique, voir comment ces évaluations se répartissent, se déploient. »
A l’écouter, il s’agit, semble-t-il, de permettre de rectifier le tir, si ces pré-évaluations ne correspondent pas à une répartition prédéfinie. Absolument pas, répond le DRH Jean-Michel Estrade à la lecture de ce passage. Il juge que Laurent Kocher, en huit minutes, n’a pas eu le temps de bien exprimer sa pensée sur les entretiens d’évaluation,
L’entretien de « pré-évaluation » a un autre objectif : préparer le sort de ceux qui sont mal notés. Sur la bande-son, Laurent Kocher ne s’en cache pas :
« C’est une alerte quand on est évalué comme n’ayant pas atteint ses objectifs. »
Dans ce cas, il faut définir « des critères de mesure, des actions qui permettent au collaborateur de progresser ».
Après quelques mois d’efforts, que se passe-t-il si ces efforts ne donnent rien ?
« Si d’aventure, effectivement, vous constatez et que vous partagez avec les collaborateurs le fait qu’ils sont dans une difficulté réelle et qu’il vous paraît difficile, ou en tout cas qu’après les efforts qui ont été faits, il semble toujours compliqué pour eux d’atteindre les niveaux de performance qu’on attend, à ce moment-là, on souhaite mettre en place un certain nombre de programmes qui permettent de les aider de façon plus structurelle, voire, bien entendu, dans un certain nombre de cas, de leur permettre de retrouver une position sur le marché mais qui ne soit plus dans le cadre de la maison Atos. »
La phrase est longue, pleine de détours et de périphrases, mais elle est limpide : les salariés estimés en difficulté se verront attribuer une mauvaise note, qui pourra justifier leur mise à la porte. Ce qui, dans le contexte du minimum suggéré de 20% de « mauvais élèves », n’est pas sans soulever de questions. Virer des gens incompétents, pourquoi pas ; en déterminer le nombre à l’avance, c’est une pratique pernicieuse.
CONFÉRENCE TÉLÉPHONE ANIMÉE PAR LAURENT KOCHER, DG FRANCE D’ATOS
Le 5 juin 2012
« Des gens en pleurs »
UN AIR DE DÉJÀ-VU
IBM avait été dénoncé dans la presse en 2002 pour avoir instauré des « quotas » dans son système de notation des salariés. La directrice des ressources humaines, Dominique Calmant, avait réfuté à l’époque le terme, tout en reconnaissant l’existence de « fourchettes », dans une déclaration reprise par Le Monde[PDF].
Dans l’entreprise, depuis début juillet, plusieurs salariés ont été étonnés d’être convoqués pour un entretien individuel de mi-année, raconte Fabrice Fischer, délégué du personnel (Solidaires) :
« Nous sommes une quinzaine dans mon équipe et nous sommes quatre à avoir reçu un mail, mi-juillet, pour dire que nous étions en dessous des performances attendues, qu’il fallait venir à un entretien dans les jours suivants, et que de nouveaux objectifs nous seraient fixés à atteindre en trois mois. »
Ce que Fabrice aimerait savoir, c’est :
- pourquoi certains salariés et pas d’autres ont été choisis pour un entretien de mi-année qui n’avait jamais été pratiqué jusqu’à présent. Le DRH, Jean-Michel Estrade, répond : ce sont les managers qui signalent les salariés en difficulté au service RH pour mettre en place « un plan d’amélioration personnelle, de la formation, du coaching » ;
- d’où viennent les évaluations qui permettent de dire que les personnes convoquées sont en dessous des objectifs. Fabrice assure que certaines, dans son équipe, étaient au-dessus de leurs objectifs lors de l’entretien de fin 2011-début 2012 ;
- ce qu’il va se passer s’il n’atteignent pas ces nouveaux objectifs au bout de trois mois.
Jack Toupet, coordinateur CGT, confirme l’information. Un tel e-mail aurait même été envoyé dans plusieurs équipes. Tandis qu’Edmond Stawski, de FO, constate un durcissement du management depuis le début de l’année, et voit aujourd’hui arriver « des gens en pleurs ».
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