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Cette "vocaloïde" est une idole en Asie. Un compositeur lui a offert son premier opéra, présenté cette semaine sur la scène du Châtelet à Paris.
Par Marion Cocquet
Le théâtre du Châtelet, c'est connu, ne craint pas de s'ouvrir à des oeuvres étrangères et/ou populaires. Jean-Luc Choplin, qui le dirige depuis 2006, y a, entre autres, introduit le musical à l'américaine et produit le "premier opéra africain". Un pas de plus est franchi : la maison accueille pour la première fois cette semaine une superstar de la pop japonaise. Elle a 16 ans, une voix aiguë que rien ne trouble jamais, les yeux immenses des héros de manga, des couettes turquoise qui lui tombent aux pieds. Surtout, Hatsune Miku ("premier son du futur", en français) n'existe pas. Elle est une "vocaloïde" : un programme lancé en août 2007 par la société Crypton Future Media, grâce au logiciel Vocaloïd 2 de Yamaha Corporation et au timbre (réel, lui) d'une jeune actrice japonaise. L'utilisateur compose une mélodie, choisit quelle syllabe doit correspondre à quelle note et la manière (tenue ou non, avec ou sans vibrato) dont elle doit être prononcée, puis enregistre sa chanson.
Ce qui aurait pu ne rester qu'un gadget est devenu un véritable phénomène de société. Dès sa naissance, le public japonais s'est emparé de "Miku" pour en faire une icône de l'ère 2.0. Le logiciel s'est écoulé à plus de 80 000 exemplaires ; on lui a écrit et fait interpréter des dizaines de milliers de chansons et, depuis le lancement en 2008 du logiciel "Miku Miku Dance", créé par l'un de ses admirateurs, presque autant de clips. Pourquoi un tel engouement ? "Son timbre de voix était bien plus réaliste que celui des précédents vocaloïdes", souligne Hiroki Tsudjui, 17 ans, coprésident de l'association Project Live Vocaloid. "C'est comme si vous écriviez une chanson pour Lady Gaga et qu'elle l'interprétait pour vous", explique pour sa part à La Presse Ian Condry, professeur de sociologie au Massachusetts Institute of Technology. Ne manquaient à la jeune star que des prestations en live. En 2009, ses concepteurs organisent un premier concert à Tokyo où elle fait salle comble, comme à Singapour, Taipei, Hong Kong ou Los Angeles. Puis lancent un label pour commercialiser ses chansons, et celles des autres vocaloïdes.
"Animisme numérique"
Miku garde cependant l'avantage sur ses cousins de synthèse. C'est elle qui fait vendre des dizaines de milliers d'albums et de jeux vidéo, elle encore qui apparaît dans les publicités de Toyota ou Sony. Elle, enfin, qui aujourd'hui intéresse des créateurs réputés et s'affranchit grâce à eux de l'univers de la pop. "Jusqu'en 2012, explique à Libération l'écrivain Shiba Tomonori, les amateurs représentaient la majorité des créations autour de Hatsune Miku. Puis des artistes, des musiciens professionnels ont commencé à produire des travaux sur elle." Début 2013, ainsi, le compositeur Isao Tomita lui offre une symphonie qu'elle interprète avec un orchestre philharmonique. Au même moment, Keiichiro Shibuya, autre figure de prou de la musique électronique japonaise avec le label ATAK décide, avec l'accord de Crypton, d'utiliser l'adolescente aux cheveux bleus pour The End. Un opéra, présenté au théâtre du Châtelet les 12, 13 et 15 novembre, où Miku interroge la question de la mort, de l'existence, de l'absence."C'est à mes yeux une féérie du XXIe siècle, s'enthousiasme Jean-Luc Choplin. Une oeuvre qui reprend les grands thèmes de l'art dramatique et lyrique, mais qui emploie les outils contemporains pour interroger la frontière entre le virtuel et le réel, le rêve et la réalité. Lorsque Keiichiro Shibuya est venu me trouver pour me proposer le projet, il m'a tout de suite passionné." Une voix capable de toutes les tessitures, qui n'est jamais usée ni n'a besoin de respirer, n'est-elle pas l'inverse d'une voix humaine, et a fortiori d'une voix d'opéra ? "Je ne m'attendais pas à ce qu'elle me touche à ce point, rétorque Jean-Luc Choplin. Elle a, au contraire de ce que l'on peut imaginer, une très forte présence émotionnelle." Il est vrai que Miku, en passant des rythmes endiablés imaginés par ses fans à l'élégie, de la starmania à la mélancolie des fantômes, prend une dimension nouvelle. "Comme nous pouvons le constater dans le bunraku (théâtre de marionnettes traditionnel), les Japonais sont capables de ressentir des émotions à travers des objets ou des personnages qui sont en réalité dépourvus d'âme, explique au Monde Keiichiro Shibuya. La culture japonaise a toujours été imprégnée d'animisme : The End ne désincarne pas le spectacle vivant, mais présente une forme d'animisme numérique."
Reste à ce que l'expérience soit appréciée par le public français. Jean-Luc Choplin assure que les trois soirs de représentation affichent complet. N'y aura-t-il dans le public que de jeunes fans de mangas et de nouvelles technologies ? Ou est-on à l'aube du "spectacle du troisième millénaire", comme le directeur du Châtelet veut le croire ? À voir.
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