L'iconomie pour les Décideurs
Source : Entretien avec le magazine Décideurs, 15 mai 2013.
Décideurs. La désindustrialisation s’est imposée comme un sujet de préoccupation majeur dans le débat public français. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Michel Volle. Nous traversons une période de mutations profondes, et la disparition progressive de l’industrie en France ne se comprend que dans le temps long. Ce cycle débute au milieu des années 1970, au moment où le choc pétrolier introduit une volatilité nouvelle dans le prix des matières premières. Cet événement change la donne pour les États comme pour les entreprises, qui voient leurs modèles économiques remis en question. L’un des principaux moteurs de la croissance des années précédentes est cassé. En 1975, le secteur secondaire est à son apogée en termes d’emploi : à l’époque, environ 40 % de la population active travaille dans l’industrie. Nous ne retrouverons jamais ce niveau. Parallèlement, un autre bouleversement majeur est à l’œuvre : l’informatisation. Il s’agit véritablement d’une troisième révolution industrielle, qui implique le déploiement de systèmes d’organisation complètement nouveaux. Et cette transition est loin d’être terminée ! Malgré la massification rapide de l’Internet, nous n’avons parcouru que la moitié du chemin. Ce qui explique notre sentiment de confusion : les industries issues de la seconde révolution industrielle, fondées sur la mécanique, la chimie et l’énergie, subissent des crises répétées, alors que l’ « iconomie », basée sur la généralisation de l’informatisation, n’est en est qu’à ses balbutiements.
Décideurs. La mécanisation fut le cœur de la première révolution industrielle, l’énergie celui de la deuxième. Comment caractérisez-vous cette troisième révolution industrielle ?
M. V. Ses principaux déterminants sont l’informatisation, l’automatisation et l’interconnexion. Pour bien comprendre la physique d’une entreprise, il faut comprendre sa fonction de production. En rendant possibles les rendements d’échelle croissants, l’informatique a détruit l’un des principes fondateurs de l’économie classique dont le raisonnement s'appuie sur l'hypothèse des rendements décroissants. Première conséquence : la nouvelle économie se caractérise par des structures de coûts fixes élevés, ce qui change les règles du jeu en matière de concurrence, qui tend à devenir naturellement monopolistique. Les entreprises doivent différencier leurs produits pour pouvoir occuper des monopoles de niche. Les investissements en matière de recherche et développement, absolument essentiels dans ce modèle, sont à la fois extrêmement lourds et incertains quant à leurs résultats. Cette économie est une économie du risque maximum, marquée par une concurrence féroce. Deuxième conséquence : la nature même des produits change. Tous tendent à devenir des assemblages de biens et de services. Troisième conséquence : la production s’organise désormais selon des réseaux de partenariats.
Décideurs. Automatisation et gains de productivité ont sonné le glas de l’emploi industriel. Aujourd’hui, ce sont les cols blancs qui commencent à être affectés. La hausse des taux de chômage est-elle une fatalité ?
M. V. Le travail change de nature. Les tâches répétitives dans leur ensemble, physiques comme intellectuelles, ont vocation à être automatisées. À court terme, cela se traduit directement par une hausse du chômage. Mais à long terme, je pense qu’il s’agit d’une bonne nouvelle : le cerveau humain peut être mieux employé, l’usine fordiste n’avait rien d’un paradis. L’enjeu, à l’heure actuelle, est d’organiser la coopération entre les automates et les hommes. Les premiers sont infatigables, rapides et efficaces pour les travaux répétitifs. Ils pèchent cependant par leur grande rigidité. Les seconds savent faire preuve d’initiative, de jugement et sont à mêmes de gérer les situations imprévues, mais le travail répétitif les fatigue. Contrairement à ce que l’on peut penser de prime abord, la solution intelligente consiste le plus souvent à ne pas automatiser à outrance. Un bon exemple est celui des systèmes de sécurité des centrales nucléaires. Ces dernières sont en effet sciemment sous-automatisées, et ce pour une raison simple : si le système était absolument parfait, il n’arriverait un incident exigeant une intervention humaine qu’une fois tous les trois ans. D’où le danger : les opérateurs, après une période d’inactivité aussi prolongée, auraient perdu toute capacité d'initiative.
Décideurs. Dans ces conditions, difficile d’imaginer un retour au plein emploi…
M. V. C'est le travail lui-même qui change de nature : à terme, seuls les métiers demandant de la créativité et de la souplesse d’esprit se maintiendront. Le plein emploi n’est pas inconcevable, encore faut-il en établir clairement les conditions. Au niveau de l’entreprise, tout d’abord. Où se trouvent les gisements d’emplois ? Ils sont pour la plupart concentrés au niveau de la « membrane » externe des entreprises qui, comme celle d'une cellule, les sépare du monde extérieur : il s’agit ici de tous les métiers impliquant un contact avec les clients ou avec les fournisseurs. Ces tâches sont difficilement automatisables à moins d’entamer sérieusement la qualité du produit. La deuxième catégorie concerne les métiers de la recherche et du développement, pour des raisons évidentes au vu de l’importance critique que revêt l’innovation dans les économies avancées. En troisième lieu, quel que soit le degré d’automatisation, nous aurons toujours besoin de superviseurs : le logiciel le plus rigoureusement contrôlé comprend en moyenne une erreur toutes les dix mille lignes de code. Au niveau macroéconomique, la condition de retour au plein emploi est donc simple : il faut que les entreprises se multiplient. Et pour cela, il n’existe pas d’autre solution que de créer des conditions propices à l’émergence et au développement d'entreprises innovantes. Nos décideurs politiques n’en sont à mon sens pas assez conscients. J’ajouterai que nous avons à repenser le salariat lui-même : de plus en plus, la notion de main-d’œuvre tend à être supplantée par celle de « cerveau d’œuvre ». Traiter les deux de la même façon est une erreur. Les organisations hiérarchiques du passé doivent se réinventer pour mettre en place ce que j’appelle le « commerce de la considération » au sein des entreprises, un nouvel équilibre des relations entre employeurs et employés.
Décideurs. La crise dure depuis maintenant cinq ans. Quelles en sont-les portes de sortie ?
M. V. La crise actuelle résulte d’une inadéquation des comportements des entreprises, des consommateurs et des États en regard des possibilités et des risques qu'apporte l'informatisation. En ce sens, elle ressemble beaucoup à la crise des années 1930. Du côté des entreprises, comme je vous le disais, l’enjeu est avant tout de les multiplier. Cela ne peut se produire que si elles entrent dans une logique de différenciation qualitative de leurs produits. Le problème est qu’aujourd’hui, la concurrence se traduit trop souvent en France non par la recherche de la qualité mais par la guerre des prix. Pour sortir de cette ornière, il faut une réponse adaptée des consommateurs, qui doivent choisir selon le rapport qualité/prix des produits et non selon le prix seul. Telle est la condition pour parvenir à un nouvel équilibre. Malheureusement, la stagnation actuelle du pouvoir d’achat des ménages renforce le phénomène de concurrence par les prix et retarde l’émergence d’une économie de la différenciation qualitative. Les États, de leur côté, pèchent par un comportement complètement inadapté. L’aveuglement du monde politique est préoccupant : alors que la priorité, c’est de développer les entreprises, de les moderniser et d’accélérer l’informatisation des systèmes productifs afin que l'on puisse réduire le déficit commercial, donner la priorité à la réduction du déficit budgétaire est un non-sens économique.
Décideurs. La France a-t-elle accumulé trop de retard pour reprendre sa place dans le concert économique ?
M. V. Non, mais une prise de conscience est nécessaire. Nous avons besoin de faire émerger un nouveau type d’entreprise. Un problème spécifiquement français est la réticence de nos entreprises à s’informatiser, et la légèreté avec laquelle leurs dirigeants envisagent cet enjeu : beaucoup d'entre eux donnent pour seule consigne à leur DSI d'abaisser le coût de l'informatique ! En la matière, nous avançons à reculons. Cette immaturité a des conséquences : 25 % des projets informatiques sont abandonnés en cours de route, la moitié aboutit au prix de surcoûts et de retards importants. Y renoncer serait pourtant une grave erreur, tant en dépend la compétitivité future de notre système productif. Car en soi, le pays a de belles cartes à jouer dans un monde où la créativité prime sur tout le reste : à tous les niveaux, et malgré la morosité ambiante, les Français restent un peuple qui brille par son inventivité et sa capacité d’adaptation.
Décideurs. La désindustrialisation s’est imposée comme un sujet de préoccupation majeur dans le débat public français. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Michel Volle. Nous traversons une période de mutations profondes, et la disparition progressive de l’industrie en France ne se comprend que dans le temps long. Ce cycle débute au milieu des années 1970, au moment où le choc pétrolier introduit une volatilité nouvelle dans le prix des matières premières. Cet événement change la donne pour les États comme pour les entreprises, qui voient leurs modèles économiques remis en question. L’un des principaux moteurs de la croissance des années précédentes est cassé. En 1975, le secteur secondaire est à son apogée en termes d’emploi : à l’époque, environ 40 % de la population active travaille dans l’industrie. Nous ne retrouverons jamais ce niveau. Parallèlement, un autre bouleversement majeur est à l’œuvre : l’informatisation. Il s’agit véritablement d’une troisième révolution industrielle, qui implique le déploiement de systèmes d’organisation complètement nouveaux. Et cette transition est loin d’être terminée ! Malgré la massification rapide de l’Internet, nous n’avons parcouru que la moitié du chemin. Ce qui explique notre sentiment de confusion : les industries issues de la seconde révolution industrielle, fondées sur la mécanique, la chimie et l’énergie, subissent des crises répétées, alors que l’ « iconomie », basée sur la généralisation de l’informatisation, n’est en est qu’à ses balbutiements.
Décideurs. La mécanisation fut le cœur de la première révolution industrielle, l’énergie celui de la deuxième. Comment caractérisez-vous cette troisième révolution industrielle ?
M. V. Ses principaux déterminants sont l’informatisation, l’automatisation et l’interconnexion. Pour bien comprendre la physique d’une entreprise, il faut comprendre sa fonction de production. En rendant possibles les rendements d’échelle croissants, l’informatique a détruit l’un des principes fondateurs de l’économie classique dont le raisonnement s'appuie sur l'hypothèse des rendements décroissants. Première conséquence : la nouvelle économie se caractérise par des structures de coûts fixes élevés, ce qui change les règles du jeu en matière de concurrence, qui tend à devenir naturellement monopolistique. Les entreprises doivent différencier leurs produits pour pouvoir occuper des monopoles de niche. Les investissements en matière de recherche et développement, absolument essentiels dans ce modèle, sont à la fois extrêmement lourds et incertains quant à leurs résultats. Cette économie est une économie du risque maximum, marquée par une concurrence féroce. Deuxième conséquence : la nature même des produits change. Tous tendent à devenir des assemblages de biens et de services. Troisième conséquence : la production s’organise désormais selon des réseaux de partenariats.
Décideurs. Automatisation et gains de productivité ont sonné le glas de l’emploi industriel. Aujourd’hui, ce sont les cols blancs qui commencent à être affectés. La hausse des taux de chômage est-elle une fatalité ?
M. V. Le travail change de nature. Les tâches répétitives dans leur ensemble, physiques comme intellectuelles, ont vocation à être automatisées. À court terme, cela se traduit directement par une hausse du chômage. Mais à long terme, je pense qu’il s’agit d’une bonne nouvelle : le cerveau humain peut être mieux employé, l’usine fordiste n’avait rien d’un paradis. L’enjeu, à l’heure actuelle, est d’organiser la coopération entre les automates et les hommes. Les premiers sont infatigables, rapides et efficaces pour les travaux répétitifs. Ils pèchent cependant par leur grande rigidité. Les seconds savent faire preuve d’initiative, de jugement et sont à mêmes de gérer les situations imprévues, mais le travail répétitif les fatigue. Contrairement à ce que l’on peut penser de prime abord, la solution intelligente consiste le plus souvent à ne pas automatiser à outrance. Un bon exemple est celui des systèmes de sécurité des centrales nucléaires. Ces dernières sont en effet sciemment sous-automatisées, et ce pour une raison simple : si le système était absolument parfait, il n’arriverait un incident exigeant une intervention humaine qu’une fois tous les trois ans. D’où le danger : les opérateurs, après une période d’inactivité aussi prolongée, auraient perdu toute capacité d'initiative.
Décideurs. Dans ces conditions, difficile d’imaginer un retour au plein emploi…
M. V. C'est le travail lui-même qui change de nature : à terme, seuls les métiers demandant de la créativité et de la souplesse d’esprit se maintiendront. Le plein emploi n’est pas inconcevable, encore faut-il en établir clairement les conditions. Au niveau de l’entreprise, tout d’abord. Où se trouvent les gisements d’emplois ? Ils sont pour la plupart concentrés au niveau de la « membrane » externe des entreprises qui, comme celle d'une cellule, les sépare du monde extérieur : il s’agit ici de tous les métiers impliquant un contact avec les clients ou avec les fournisseurs. Ces tâches sont difficilement automatisables à moins d’entamer sérieusement la qualité du produit. La deuxième catégorie concerne les métiers de la recherche et du développement, pour des raisons évidentes au vu de l’importance critique que revêt l’innovation dans les économies avancées. En troisième lieu, quel que soit le degré d’automatisation, nous aurons toujours besoin de superviseurs : le logiciel le plus rigoureusement contrôlé comprend en moyenne une erreur toutes les dix mille lignes de code. Au niveau macroéconomique, la condition de retour au plein emploi est donc simple : il faut que les entreprises se multiplient. Et pour cela, il n’existe pas d’autre solution que de créer des conditions propices à l’émergence et au développement d'entreprises innovantes. Nos décideurs politiques n’en sont à mon sens pas assez conscients. J’ajouterai que nous avons à repenser le salariat lui-même : de plus en plus, la notion de main-d’œuvre tend à être supplantée par celle de « cerveau d’œuvre ». Traiter les deux de la même façon est une erreur. Les organisations hiérarchiques du passé doivent se réinventer pour mettre en place ce que j’appelle le « commerce de la considération » au sein des entreprises, un nouvel équilibre des relations entre employeurs et employés.
Décideurs. La crise dure depuis maintenant cinq ans. Quelles en sont-les portes de sortie ?
M. V. La crise actuelle résulte d’une inadéquation des comportements des entreprises, des consommateurs et des États en regard des possibilités et des risques qu'apporte l'informatisation. En ce sens, elle ressemble beaucoup à la crise des années 1930. Du côté des entreprises, comme je vous le disais, l’enjeu est avant tout de les multiplier. Cela ne peut se produire que si elles entrent dans une logique de différenciation qualitative de leurs produits. Le problème est qu’aujourd’hui, la concurrence se traduit trop souvent en France non par la recherche de la qualité mais par la guerre des prix. Pour sortir de cette ornière, il faut une réponse adaptée des consommateurs, qui doivent choisir selon le rapport qualité/prix des produits et non selon le prix seul. Telle est la condition pour parvenir à un nouvel équilibre. Malheureusement, la stagnation actuelle du pouvoir d’achat des ménages renforce le phénomène de concurrence par les prix et retarde l’émergence d’une économie de la différenciation qualitative. Les États, de leur côté, pèchent par un comportement complètement inadapté. L’aveuglement du monde politique est préoccupant : alors que la priorité, c’est de développer les entreprises, de les moderniser et d’accélérer l’informatisation des systèmes productifs afin que l'on puisse réduire le déficit commercial, donner la priorité à la réduction du déficit budgétaire est un non-sens économique.
Décideurs. La France a-t-elle accumulé trop de retard pour reprendre sa place dans le concert économique ?
M. V. Non, mais une prise de conscience est nécessaire. Nous avons besoin de faire émerger un nouveau type d’entreprise. Un problème spécifiquement français est la réticence de nos entreprises à s’informatiser, et la légèreté avec laquelle leurs dirigeants envisagent cet enjeu : beaucoup d'entre eux donnent pour seule consigne à leur DSI d'abaisser le coût de l'informatique ! En la matière, nous avançons à reculons. Cette immaturité a des conséquences : 25 % des projets informatiques sont abandonnés en cours de route, la moitié aboutit au prix de surcoûts et de retards importants. Y renoncer serait pourtant une grave erreur, tant en dépend la compétitivité future de notre système productif. Car en soi, le pays a de belles cartes à jouer dans un monde où la créativité prime sur tout le reste : à tous les niveaux, et malgré la morosité ambiante, les Français restent un peuple qui brille par son inventivité et sa capacité d’adaptation.