Repris de
Internet et la numérisation des contenus constituent une révolution pour tous les secteurs économiques et notamment ceux de la culture et des médias. Des éléments clés sont symptomatiques de ce bouleversement : désintermédiation de la chaîne de valeur, déplacement des frontières de marché, délinéarisation des contenus ou encore recommandation comme nouvelle métrique, tout l’écosystème de l’industrie audiovisuelle est ébranlé, Netflix en est un des symboles.
Le déploiement et le succès de ces nouveaux services, et notamment la Vàd, conduit aussi à s’interroger sur l’obsolescence probable de l’actuelle chronologie des médias. Cette dernière concerne les films (et non les séries) et résulte des textes réglementaires définissant l’ordre et les délais dans lesquels les diverses exploitations d’une oeuvre cinématographique peuvent intervenir après sa sortie en salle : vidéo, pay per view, Vàd, télévision, Vàd par abonnement. Afin notamment d’assurer la protection des exclusivités, on institue des délais pendant lesquels les consommateurs peuvent visionner un film sur des supports, dans des conditions, à des prix différents selon les fenêtres d’accès.
Initialement, l’objectif était de protéger le cinéma de la télévision qui constituait, aux yeux des ayants droit, une menace pour leur modèle d’affaires, mais aussi un moyen de rentabiliser le plus efficacement possible chaque fenêtre d’exploitation. Ainsi, les recettes de sortie des films en salles s’avérant généralement très insuffisantes dans de nombreux pays, à commencer par les États-Unis, les distributeurs tentent de se rattraper sur les autres marchés, comme la vidéo ou la cession des droits télé. Il a donc fallu inclure, dans cette chronologie, les nouvelles formes d’exploitation des œuvres, dans un premier temps la vente de cassettes, puis celle de DVD, et plus récemment la Vàd. Depuis l’accord du 6 juillet 2009, dans la dernière chronologie des médias, le délai de la Vàd en paiement à l’acte est passé de sept mois et demi à quatre mois après la sortie du film en salle, en revanche, celui de la VàD par abonnement est resté fixé à trois ans.
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L’arrivée de Netflix marquera un tournant dans l’histoire de
l’audiovisuel français, qui dépasse la question du financement de la
création, aussi importante soit-elle, car elle interroge de fait la
fonction démocratique des médias.
Sommaire
- - Anticiper les usages des téléspectateurs
- - Protéger le téléspectateur
- - L’algorithme de Netflix est-il loyal ?
- - Des réglementations inadaptées
À
l’origine, Netflix était une firme américaine qui proposait un service
de location de DVD par correspondance, où l’abonné payait une
souscription mensuelle et recevait les films de son choix par courrier,
dans de petites enveloppes rouges devenues aujourd’hui célèbres. La
location n’était pas limitée dans le temps et, selon le niveau
d’abonnement, le nombre des films commandés pouvait également être
discrétionnaire. Avec le développement de l’Internet haut débit et la
transformation des usages aux États-Unis, Reed Hastings, propriétaire de
la société, a vu s’éteindre son modèle de distribution. En 1997, il
crée un service de vidéos à la demande qui vient remplacer l’envoi des
films par la poste, grâce à la technologie du flux continu (streaming).
Ce service est accessible à tous les ordinateurs sous Windows et Mac OS,
ainsi qu’à un certain nombre d’appareils compatibles (Xbox PS3, Wii,
etc.). Pour lancer ce nouveau service, la firme américaine offre
gratuitement à l’ensemble de ses abonnés l’accès au flux continu. La
bande passante lui revient à seulement 5 cents pour un film envoyé en
streaming, contre 1 dollar de frais postaux pour un DVD. L’argent est
réinvesti dans des accords avec les studios pour enrichir son offre de
films diffusés en exclusivité et pour récupérer les séries à succès
après leur diffusion à la télévision[+].
En 2009, le catalogue Netflix comptait près de 100 000 titres, pour 11
millions d’abonnés. En 2013, la firme réalise 4,4 milliards de dollars
de chiffre d’affaires, le service touche plus de 45 millions d’abonnés
dans le monde, dont 35 millions aux États-Unis. Présente dans plus de 52
pays, la société s’est implantée d’abord en Amérique du Nord et du Sud,
dans les Caraïbes, puis elle a jeté quelques têtes de pont en Europe
dans les pays scandinaves, l’Irlande, les Pays-Bas ou encore le
Royaume-Uni. Son siège social est situé à Los Gatos, en Californie et,
en 2011, pour s’implanter en Europe, elle a choisi le Luxembourg.Anticiper les usages des téléspectateurs
La
réussite de Netflix est d’abord d’avoir su anticiper et s’adapter aux
transformations des usages des téléspectateurs avec l’arrivée
d’Internet. Mais toute sa puissance de frappe repose sur son algorithme,
un algorithme de filtrage collaboratif qui analyse de façon très
détaillée les habitudes de chacun : « à quel moment le téléspectateur
interrompt-il un film ? Quels sont les passages du long-métrage qu’il
revoit ? Sur quel volume le son est-il réglé ?… Au total, plus de 300
millions d’heures de visionnage seraient ainsi passées au crible chaque
semaine par 900 ingénieurs de l’entreprise »[+].
À partir des habitudes et des goûts identifiés de ses clients, Netflix
propose des contenus en adéquation avec leurs attentes (modèle
prédictif) et offre ainsi un système de recommandations extrêmement
perfectionné.
Internet plonge les médias dans un nouvel univers, beaucoup plus
large que celui dont ils sont issus. Créateurs, producteurs, chaînes de
télévision, distributeurs mais aussi pouvoirs publics, tous voient muer
le modèle organisationnel de la filière audiovisuelle, poussé par des
téléspectateurs connectés avides de contenus. Si Netflix constitue pour
les acteurs du secteur un véritable raz de marée, notamment côté
diffuseurs, il représente en revanche une formidable innovation et une
aubaine pour tous les consommateurs. Pour une somme relativement modique
d’environ 6,50 euros par mois (8 dollars), il offre un catalogue de
films et de séries extrêmement riche (100 000 titres), très diversifié
(on compte environ 70 000 genres différents) ; un catalogue accessible
immédiatement par tous, soit par Internet directement depuis n’importe
quel appareil connecté, soit via la box d’un opérateur ou d’un FAI, donc
sans contrainte technologique, sans bidouillage. Il ne serait donc
(enfin !) plus nécessaire de pirater pour accéder à ce que l’on a envie
de voir.
Mais cet eldorado en est-il vraiment un ? Tentons de comprendre
l’architecture qui sous-tend ce modèle, en commençant par répertorier
toutes les questions que pose Netflix, mais aussi celles qui se posent
depuis l’arrivée d’Internet dans les médias.
Internet et la numérisation des contenus constituent une révolution pour tous les secteurs économiques et notamment ceux de la culture et des médias. Des éléments clés sont symptomatiques de ce bouleversement : désintermédiation de la chaîne de valeur, déplacement des frontières de marché, délinéarisation des contenus ou encore recommandation comme nouvelle métrique, tout l’écosystème de l’industrie audiovisuelle est ébranlé, Netflix en est un des symboles.
Des films accessibles immédiatement après leur sortie en salle
obligent à repenser la chronologie des médias, et par voie de
conséquence celle du financement de la création : comment optimiser le
système de contribution à la production audiovisuelle ? Peut-on
conserver en l’état les obligations des chaînes de télévision ? Faut-il
faire évoluer les quotas de diffusion ? Est-il supportable pour les
chaînes françaises de remplir leurs obligations contraignantes face à un Netflix, installé au Luxembourg, qui introduit des distorsions de concurrence ?
Accéder à tous les genres de films pose la question de la
diversité. Une diversité longtemps prônée par Chris Anderson sous la
houlette du concept de « longue traîne
». Le numérique permet aux firmes de réaliser des économies sur les
coûts de stockage, de catalogage, de distribution. Ainsi, grâce à
Internet des produits de niche ne sont pas évincés par les best-sellers,
et qui plus est, le chiffre d’affaires réalisé par cette traîne
composée d’une myriade de titres de niche serait supérieur à celui
réalisé par la vente de best-sellers. Cependant, un certain nombre de
travaux remettent en cause les principales conclusions d’Anderson sur ce
mécanisme, soulignant que la longue traîne est due à un effet purement
mécanique et que la diversité consommée demeure la même qu’avant
l’arrivée d’Internet. On observe dans les faits une très grande
diversité des demandes de programmes de la part des téléspectateurs, qui
se traduit in fine par la volonté d’accéder aux films américains. Quid
alors des politiques européennes de diffusion à 60 % d’œuvres originales
européennes dont 40 % d’origine française ?
Rappelons que pour préserver la diversité culturelle et soutenir
l’industrie nationale et européenne d’œuvres audiovisuelles, la loi
impose aux chaînes des quotas de diffusion d’œuvres audiovisuelles
européennes et/ou d’expression originale française. Cette mise en place
de quotas remonte aux années 1970, après la réforme de l’ORTF ; le
principe a été inscrit dans la loi de 1986 (loi Léotard) pour toutes les
chaînes quel que soit leur statut juridique ou économique. Ainsi, même
les chaînes privées, payantes ou commerciales, sont assujetties à la
règle de diffusion à 60 % /40 %. Pour les chaînes publiques du groupe
France Télévisions, ces pourcentages sont encore plus élevés. Toutes les
chaînes remplissent aussi des obligations en matière d’investissement
dans la production d’œuvres audiovisuelles. Cette législation a été
étendue aux nouveaux services délinéarisés proposés par la télévision de
rattrapage et par la vidéo à la demande (Vàd). Le déploiement et le succès de ces nouveaux services, et notamment la Vàd, conduit aussi à s’interroger sur l’obsolescence probable de l’actuelle chronologie des médias. Cette dernière concerne les films (et non les séries) et résulte des textes réglementaires définissant l’ordre et les délais dans lesquels les diverses exploitations d’une oeuvre cinématographique peuvent intervenir après sa sortie en salle : vidéo, pay per view, Vàd, télévision, Vàd par abonnement. Afin notamment d’assurer la protection des exclusivités, on institue des délais pendant lesquels les consommateurs peuvent visionner un film sur des supports, dans des conditions, à des prix différents selon les fenêtres d’accès.
Initialement, l’objectif était de protéger le cinéma de la télévision qui constituait, aux yeux des ayants droit, une menace pour leur modèle d’affaires, mais aussi un moyen de rentabiliser le plus efficacement possible chaque fenêtre d’exploitation. Ainsi, les recettes de sortie des films en salles s’avérant généralement très insuffisantes dans de nombreux pays, à commencer par les États-Unis, les distributeurs tentent de se rattraper sur les autres marchés, comme la vidéo ou la cession des droits télé. Il a donc fallu inclure, dans cette chronologie, les nouvelles formes d’exploitation des œuvres, dans un premier temps la vente de cassettes, puis celle de DVD, et plus récemment la Vàd. Depuis l’accord du 6 juillet 2009, dans la dernière chronologie des médias, le délai de la Vàd en paiement à l’acte est passé de sept mois et demi à quatre mois après la sortie du film en salle, en revanche, celui de la VàD par abonnement est resté fixé à trois ans.
Protéger le téléspectateur
Mais
une firme dont le modèle économique s’appuie sur un algorithme pose des
questions nouvelles d’ordre démocratique aux entreprises médiatiques.
D’abord, travailler à partir d’un algorithme revient à accorder une
place centrale à la donnée. En échange de 8 dollars par mois, via son
algorithme, Netflix extrait des milliers de données, chaque semaine, de
ses 45 millions d’abonnés. L’information, selon qu’elle se nomme
connaissance, actualité, publicité ou culture, devient la matière
première, l’essence de l’économie numérique. Les données sont un point
d’ouverture et un point de contrôle qui permet de délimiter le périmètre
des ressources exposées.
On distingue trois types de données (I) les données observées, qui résultent des traces d’utilisation d’une application. Si l’utilisateur s’est identifié, cela a fait l’objet d’un consentement (opt-in), si ce n’est pas le cas, l’accord est alors implicite (opt-out, cookies) ; (II) les données soumises, qui font l’objet d’une saisie explicite, c’est le cas des formes classiques de contribution sur les réseaux sociaux (Twitter, Facebook) ou celui de l’utilisation d’une application qui impose une soumission. Enfin, (III) les données inférées sont celles qui sont déduites par une entreprise des traitements (regroupements) à partir par exemple de données personnelles d’utilisateurs ou de clients. L’internaute est-il conscient de l’usage que fait Netflix de ses données ? La principale difficulté reposant notamment sur le fait c’est le téléspectateur lui-même qui fournit l’information, puisqu’il est au cœur de l’écosystème. Doit-on l’en protéger ?
On distingue trois types de données (I) les données observées, qui résultent des traces d’utilisation d’une application. Si l’utilisateur s’est identifié, cela a fait l’objet d’un consentement (opt-in), si ce n’est pas le cas, l’accord est alors implicite (opt-out, cookies) ; (II) les données soumises, qui font l’objet d’une saisie explicite, c’est le cas des formes classiques de contribution sur les réseaux sociaux (Twitter, Facebook) ou celui de l’utilisation d’une application qui impose une soumission. Enfin, (III) les données inférées sont celles qui sont déduites par une entreprise des traitements (regroupements) à partir par exemple de données personnelles d’utilisateurs ou de clients. L’internaute est-il conscient de l’usage que fait Netflix de ses données ? La principale difficulté reposant notamment sur le fait c’est le téléspectateur lui-même qui fournit l’information, puisqu’il est au cœur de l’écosystème. Doit-on l’en protéger ?
L’algorithme de Netflix est-il loyal ?
Ensuite,
placer l’algorithme au centre de son modèle d’affaires conduit à
s’interroger sur la loyauté de l’algorithme et des mécanismes de
filtrage. Le système de Netflix repose sur le principe de la
recommandation : tous ceux qui ont vu ce film ont aussi vu celui-ci ou
celui-là ; ou encore compte tenu de la connaissance de vos goûts que
l’algorithme possède, il va vous recommander (on a vu l’importance prise
par cet indicateur) toute une série de films ou de genres de films qui
devraient correspondre à vos attentes (le page rank de Google
fonctionne sur près de 45 critères distincts pour une même personne).
Ainsi, le résultat ne sera plus donné selon votre requête mais selon
votre profil, et selon la perception que l’algorithme se fait de vous (bible filter) au risque de vous fournir un matériau susceptible de renforcer la vision du monde que vous avez[+].
L’extraction de données permet d’améliorer la recherche personnalisée.
Ne peut-on y voir un danger du point de vue démocratique ? La plupart
des abonnés de Netflix n’effectuent pas de recherche par eux-mêmes, ils
visionnent ce que l’algorithme leur suggère. Et s’il n’était pas « loyal
» ? Et s’il suggérait non pas ce que vous attendez exactement, mais
plutôt ce que Netflix souhaite que vous regardiez ? On voit poindre le
risque du passage de la personnalisation à celui de la privatisation de
la réponse web avec pour but revendiqué d’améliorer le service rendu et
pour but caché d’orienter les réponses dans sens des intérêts
économiques et financiers de la plateforme. Ne court-on pas le risque,
au mieux, d’une uniformisation des contenus, au pire d’un formatage de
la pensée ?
Et puis, la question de la « loyauté » de l’algorithme va de pair
avec celle de la neutralité du Net. Les nouveaux entrants n’ont pas
participé au financement coûteux des infrastructures des réseaux. Or 30 %
de la bande passante aux États- Unis et au Canada sont accaparés aux
heures de pointe par les services de Netflix, ce qui conduit les
câblo-opérateurs à vouloir en faire supporter les coûts à ce dernier. La
justice américaine leur a donné raison en remettant en cause la
neutralité du Net. La bande passante nécessaire aux différents services
diffusés au format HD est au coeur des enjeux mais également le fait que
les services offerts par les nouveaux entrants pourraient
court-circuiter les distributeurs. Le principe de neutralité du Net garantit aux consommateurs des conditions :
- de non-discrimination (les systèmes de communication doivent être
mis à la disposition des consommateurs dans des conditions identiques.
Chaque consommateur doit pouvoir jouir au meilleur coût du même service
d’accès au système de communication ;
- d’équité (la qualité des services offerts est respectée) ;
- de transparence (conditions générales d’utilisation).
C’est une proposition du CNNum[+] d’inscrire ce principe premier dans la loi de 1986.Des réglementations inadaptées
Enfin,
placer l’algorithme au cœur de son modèle conduit aussi à s’interroger
sur la place que l’on peut accorder aux modalités d’intervention
publique comme garant de la diversité et du pluralisme des opinions,
reposant sur le principe de l’exception culturelle, dans un régime bottom up.
Le principe de l’exception culturelle se traduit dans le secteur
audiovisuel par la mise en place de quotas de production et de diffusion
en vue de protéger la production nationale et européenne. Cette
politique s’appuie sur une logique d’offre (top down) en
orientant volontairement les choix culturels des individus et en leur
imposant un certain nombre de programmes qu’ils n’auraient peut-être pas
choisis volontairement. Netflix présente un autre modèle,
diamétralement opposé, en optant pour une logique centrée sur la demande
des téléspectateurs pour construire son offre (bottom up) et le fait à partir des données délivrées par les téléspectateurs dans une logique « à la demande ».
Peut-on encore à l’heure d’Internet imposer des programmes ?
Internet ne représente-t-il pas l’apogée d’une démocratisation
culturelle dans laquelle les programmes consommés sont entièrement
choisis et non plus imposés par une quelconque législation, que l’on
peut d’ailleurs contourner puisque les services à la demande sont
désormais les plus consommés.
L’irruption du modèle Netflix révèle combien les modalités actuelles de
l’intervention publique aux fins de réglementation et de régulation sont
inadaptées à ce nouvel environnement. Un an après le rapport Lescure,
l’arrivée annoncée du nouvel opérateur remet à l’ordre du jour
l’élargissement du domaine de compétence du CSA à la régulation des
contenus audiovisuels en ligne.
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