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Les fins d’Internet
Avec Les fins d’Internet, le géographe Boris Beaude se penche à nouveau sur le réseau Internet en annonçant sa mort prochaine.
Titre : Les fins d’Internet
Auteur(s) : Boris Beaude
Éditeur(s) : FYP éditions
Parution : 21.02.2014
Sommaire
- - L’émergence d’un Big Brother mondial
- - Le territoire aux mains des géants du Net
- - Un Monde fragilisé, des citoyens vulnérables
Chercheur au sein de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), Boris Beaude étudie, entre autres, la dimension spatiale d’Internet.
Tout au long de son ouvrage, il démontre point par point comment
Internet, après avoir tenté de servir une cause juste, a fini par céder à
quelques intérêts particuliers qui désormais sont en train de remettre
en cause cet espace. Fruit d’une réflexion longue de plusieurs décennies
sur le besoin de libérer la circulation de l’information, Internet a
surpris en se déployant plus vite que n’importe quelle autre technologie
à travers le monde. Si vite que notre société a changé sans s’en rendre
compte. La liberté d’expression, si chère aux démocraties qui l’ont
promue, était enfin effective, de nombreuses démarches favorisant
l’accès aux ressources en ligne se sont mises en place… Même si cette «
culture singulière pour l’ouverture » n’a pas été acquise aussi facilement qu’on le pense, il y avait là l’émergence d’un réseau qui surpassait les frontières et laissait espérer la création d’un « espace mondial. »
Mais désormais, si l’on en croit Boris Beaude, tout a changé : « 20
ans à peine après son développement commercial, Internet semble être à
l’acmé de son potentiel. » L’ambition des pionniers d’Internet n’aurait
été qu’une utopie.
Et pour appuyer son raisonnement, Beaude fait la liste des
transformations récentes d’un Internet désormais sous surveillance,
faillible et aux mains de multinationales souvent peu scrupuleuses.
C’est au cœur de ce conflit entre intérêts publics, privés, individuels
et collectifs que pourrait se jouer la fin d’Internet.
L’émergence d’un Big Brother mondial
C’est
peut-être la transformation la plus importante d’Internet. Dès les
années 1960, le gouvernement américain a placé au centre de ce réseau ce
qu’il avait placé au centre de sa jeune société à la fin du XIXe
siècle : la liberté d’expression. Expliquant qu’Internet s’inscrit dans
« le prolongement des Lumières », Boris Beaude rappelle que les
citoyens et les États espéraient alors un « Monde »[+] éclairé, où la transparence serait reine et les despotes renversés. Dans une autre déclaration d’indépendance, celle du cyberespace en 1996, John P. Barlow[+],
cité par Beaude, résumait en quelques mots l’incroyable aventure que
pouvait être Internet : « Nous sommes en train de créer un monde où
n’importe qui, n’importe où, peut exprimer ses croyances, aussi
singulières qu’elles soient, sans peur d’être réduits au silence où à la
conformité. » Bien sûr, cet idéal n’a pas tenu longtemps. Alors que la
déclaration de Barlow supposait un Internet qui se régulait lui même
pour rester un espace mondial commun et respectant un « contrat social »
partagé par tous, mais la réalité a été bien différente. Le Monde,
fragmenté en territoires, n’a pu surpasser les pratiques locales pour
favoriser l’émergence d’un « espace mondial ». De même, la liberté
d’expression totale, que beaucoup revendiquaient, n’existe pas. Que ce
soit en Chine où la censure met en prison des dissidents, ou aux États-Unis, où des journalistes sont espionnés sur ordre de la Justice,
cette liberté-là n’a jamais été mise en place. Et nombreux sont les
États à avoir décidé d’échanger cette liberté contre des impératifs
sécuritaires. Ce phénomène s’est aggravé avec l’émergence de WikiLeaks
et les affaires Manning ou Snowden. Internet aura disparu avant même que la communauté internationale ne se décide à agir.
Désormais, entreprises, gouvernements, et citoyens s’opposent dans un
espace brouillé où les nationalismes émergent peu à peu, soucieux
d’affirmer leurs valeurs politiques et leur souveraineté numérique.
Pessimiste sur la création d’un « espace politique mondial », Boris
Beaude estime qu’Internet aura disparu avant même que la communauté
internationale ne se décide à agir.
Le territoire aux mains des géants du Net
Au-delà
des États, les grandes entreprises du numérique s’approprient elles
aussi, chaque jour un peu plus, l’espace numérique. Une conquête qui se
fait aux dépends de la décentralisation et la diversité que promettait
Internet à ses débuts. L’internaute se retrouve encadré dans un système
fermé créé de toutes pièces par, entre autres, les GAFA (Google, Apple, Facebook,
Amazon). Google propose son propre navigateur et a même payé Mozilla et
Apple pour que son moteur de recherche soit utilisé par défaut sur
FireFox et Safari. Même chose pour les systèmes d’exploitation, beaucoup
reprochent à Apple le manque d’ouverture de l’iPhone et du Mac. Pire
encore : une fois que l’internaute s’est vu imposer quelque chose, il
change rarement ses usages. Boris Beaude cite dans ce sens les travaux
de Richard Thaler[+] et Cass Sunstein[+]
sur les « architectures du choix ». Ils expliquent que les choix
alternatifs ont très peu de chances de s’imposer face à l’option « par
défaut », et que l’internaute change rarement d’avis par la suite. Autre
facteur déterminant : le réseau qui, en misant sur la virtualité des relations,
promet à l’internaute la sensation d’appartenir à une communauté, à un
groupe dont on sort rarement. Facebook compte plus d’un milliard
d’utilisateurs et jouit ainsi d’un poids considérable sur le « Monde
Internet ». Et si les États ne se décident pas à établir des règles
internationales pour contrôler cette « hypercentralité », ces géants
continueront d’imposer leur vision du monde, au détriment des libertés
individuelles.
Il faut également savoir que leur emprise sur Internet a également
été possible grâce au détournement de l’un des grands principes
fondateurs d’Internet : la gratuité. Et c’est un problème de plus, si
l’on en croit Boris Beaude. L’économie tout entière a été renouvelée
avec une redéfinition du rapport à la transaction, à la matérialité du
produit et à ses échanges. Écouter de la musique, financer un projet,
louer un appartement, réserver une chambre d’hôtel... autant de
pratiques bouleversées par Internet. De l’autre côté, le coût de
diffusion des œuvres s’est considérablement réduit. Pourquoi fabriquer des millions de DVD du dernier blockbuster américain quand il est accessible en ligne ? Pourquoi imprimer des centaines de milliers de journaux
pour un article qui peut être lu sur le web en quelques clics ? Mais là
encore, l’auteur prévient : la gratuité n’est jamais totale. Il y a
toujours quelqu’un qui paie le prix de la gratuité. Certes Google met à
disposition un grand nombre de services gratuits (mails, actualité,
cartographie…), mais récupère en échange des données qu’il peut revendre à des entreprises.
Résultat : pour 37 milliards de dollars de fonctionnement en 2012,
Google a généré 50 milliards de chiffre d’affaires. Même chose pour
Facebook, qui vient d’annoncer qu’il allait désormais utiliser les données de navigation extérieure à son site pour cibler la publicité.
Twitter, YouTube ou encore Wikipédia… Tous fabriquent du contenu
gratuitement puisque les contributions de l’internaute ne lui coûtent
rien. Ce Monde, explique Beaude, ne respecte pas le coût de production,
ce qui pose encore d’autres questions sur la propriété intellectuelle.
C’est sur ce terrain glissant, entre respect des auteurs et le droit des
internautes à accéder à des contenus gratuitement, que les États
doivent avancer. Et là encore, les souverainetés nationales émergent,
mettant en péril Internet. Les souverainetés nationales émergent, mettant en péril Internet.
Et pourtant, comme l’explique le géographe, « Internet est apparu
comme une opportunité inédite de produire du lieu à l’échelle mondiale
et d’assurer la convergence des intelligences en un espace commun. »
Selon lui, il y a même eu un échec démocratique avec Internet. Alors
qu’il prévoyait que les intérêts particuliers seraient au service de
l’intérêt collectif, ce Monde-là a déjà montré ses limites en termes
d’intelligence collective et participative. Internet souffre d’inégalités criantes
(80 % des Américains y ont accès contre 2 % des Nigériens), et la
participation à la création des ressources communes est faible
(l’encyclopédie Wikipédia compte seulement 0,0002 % d’utilisateurs
actifs). Et si n’importe qui peut apporter sa contribution,
l’intelligence collective est alors prise en otage par des intelligences
individuelles, souvent des entreprises, pour leur profit personnel. Ces
géants numériques, les GAFA en tête, livrent leur vision d’Internet,
niant aux internautes leur propre capacité à s’approprier leur espace.
Un Monde fragilisé, des citoyens vulnérables
Piratage
du site de l’Élysée, du compte Gmail de dissidents politiques,
espionnage de journalistes des grands journaux… Si Internet a décuplé
nos moyens de communication, il les a aussi rendus plus vulnérables.
« À ce jour, plus aucun gouvernement, plus aucune entreprise et plus
aucun individu ne peut avoir la certitude de maîtriser les informations à
sa disposition, qui plus est si elles sont numériques », «
À ce jour, plus aucun gouvernement, plus aucune entreprise et plus
aucun individu ne peut avoir la certitude de maîtriser les informations à
sa disposition, qui plus est si elles sont numériques » Boris Beaude explique Boris Beaude. Par exemple, lorsque Edward Snowden,
qui lui-même avait rendu public des documents secrets de la NSA,
rencontre les journalistes qui rendront son histoire publique. Il leur
avait demandé de cacher leur téléphone dans le frigo, pour ne pas
risquer d’être écouter. Cette affaire est symptomatique d’un monde qui a
changé au lendemain du 11 septembre 2001. Le Patriot Act a permis à des
programmes comme PRISM[+]
d’exister, et de pousser la surveillance de masse à un tout autre
niveau. Quitte à ce que les États-Unis ne respectent plus le quatrième
amendement de leur Constitution, qui demande pourtant un mandat avant
tout mise en place d’écoute. Le gouvernement américain bénéficie encore
de ces mastodontes du Net, grâce auxquels il garde la main sur la
quasi-totalité des communications mondiales, que ce soit par les
communications satellites ou via les câbles sous-marins. Mais si la
prise de conscience a été mondiale au lendemain des révélations Snowden,
les conséquences n’en sont que plus désastreuses pour les nations,
renforçant là encore l’émergence de nationalismes au détriment d’une
politique mondiale pour Internet. L’Europe tente désormais d’éviter le cloud computing
proposé par des entreprises américaines, la Russie et la Chine
développent leurs propres systèmes d’exploitation, l’Iran veut mettre en
place un Intranet qu’il pourra entièrement contrôler… Pour Boris
Beaude, ces réactions politiques se font au détriment du citoyen.
L’anonymat est devenu quasi impossible, toute activité en ligne est
potentiellement surveillée, la censure n’a jamais été aussi forte dans
les régimes autoritaires comme dans certaines démocraties, et moins de
la moitié de la population mondiale a accès au net. Prisonnier de
rivalités spatiales, le citoyen est la première victime d’un « Monde »
qui devait justement servir l’intérêt collectif. Il suffit de voir que
la richesse des données produites par les internautes ne sert que
l’intérêt d’entreprises ou d’agences des États. « Il est à présent
évident que les annonceurs sont les réels clients de telles plateformes
(les grandes entreprises du numérique, NDLR) alors que leurs millions
d’utilisateurs ne sont que les produits. » C’est pour cela que Boris
Beaude proclame la fin d’Internet, car l’humain n’est plus au centre du
réseau. « Internet est vraiment sur le point de disparaître, et une part
de notre humanité est sur le point de disparaître avec lui. »
Les fins d’Internet n’est finalement pas une nécrologie,
mais un cri d’alarme sur ce « Monde » où les frontières émergent, tuant
peu à peu le rêve de ses architectes pionniers. Vulnérable, sous écoute,
privatisé, balkanisé… Internet n’est jamais paru autant en danger. Et
Boris Beaude n’est pas le seul à suggérer la fin d’Internet. Dans son
dernier ouvrage, intitulé Smart, Frédéric Martel
rejoint son analyse, mais préfère le terme de « territoire » à celui
d’« espace ». Après avoir enquêté à travers le monde, il estime que le
monde numérique est en train de se diviser, segmenté par les différences culturelles et politiques entre chaque pays.
Et ce que Boris Beaude anticipait avec les fins d’Internet, Frédéric
Martel y complète cette réflexion en proposant l’avènement « des
internets ». Tous deux s’accordent alors pour dire que c’est « ensemble »
que les nations et les peuples pourront reconstruire et peut-être même
sauver ce « nouveau Monde ».
Auteur(s) : Boris Beaude
Éditeur(s) : FYP éditions
Parution : 21/02/2014
Nombre de pages : 96 pages
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