mardi 31 juillet 2012

Enseigner l'art de la programmation

Codeurs : la joyeuse revanche des geeks

LE MONDE | 30.07.2012 à 15h11
Article publié dans le supplément Campus du 20 mars 2012.
Par Margherita Nasi



Clément Wehrung est tout juste diplômé de l'Essec. Il gagne très bien sa vie mais ne fait ni de la finance, ni de la stratégie. Sa passion, c'est le code, ces lignes de signes qui permettent de programmer des sites Web et applications informatiques. Dès son enfance, il s'y adonne à fond.

En prépa, il crée une plate-forme de partage de connexions pour faciliter les révisions. Puis, il intègre l'Essec où il développe "sans rien demander à personne"l'application de l'école. Une prestation extrêmement bien rémunérée. On n'en saura pas plus. "Je ne veux pas donner le filon, explique le jeune programmeur. Le prix pour le développement d'une 'appli' de base tourne autour de 5 000 euros. Mais si l'appli est un peu plus compliquée, ça monte nettement plus haut".

Alors que ses amis qui ont fait de la finance peinent aujourd'hui à trouver du travail, Clément reçoit pléthore d'offres. "Rien que cette semaine, j'ai été contacté par une entreprise du CAC 40 qui veut son application." En effet, aujourd'hui, le code est partout.

"Le développeur travaille dans la télévision, les transports, dans le monde de l'art, des médias, énumère avec enthousiasme Aurélien Fache, cofondateur du site d'information Owni.fr. Il ne s'agit pas juste du développement de sites Web ou deservices. Nous créons des dispositifs qui permettent de consommer et d'échanger l'information".

Le spécialiste du multimédia cite l'exemple des internautes qui ont créé des cartes pour guider les sauveteurs lors du tremblement de terre à Haïti. "Les secouristes avaient besoin de connaître l'état des lieux de Port-au- Prince. De savoir si une route était barrée ou pas. On parle de service de cartographie en temps réel, il s'agit en fait de lignes de code."

Plus ces rangées de chiffres qui se cachent derrière chaque site et application prennent de l'importance, plus la programmation devient un métier transversal."C'est le cas des professions qui bénéficient de beaucoup de moyens financiers. Je pense notamment à la biologie avec le développement de la bio-informatique, ou encore à l'animation 3D", explique Jean Véronis, blogueur et professeur d'informatique et de linguistique.

Le code serait-il le nouveau latin du XXIe siècle, un bagage culturel que nous allons tous devoir intégrer ? Au Royaume-Uni, le gouvernement réfléchit déjà à l'introduction de compétences informatiques de base aux programmes scolaires. Aux Etats- Unis, la Maison Blanche a pris des participations dans Codecademy, une école du code qui propose des cours gratuits. La question intéresse aussi les milieux académiques : dans Program or Be Programmed. Ten Commands for a Digital Age (OR Books, 2010), Douglas Rushkoff souligne l'impact des logiciels etmédias digitaux dans nos vies. Avec un constat en forme de provocation : si vous n'êtes pas un programmeur, vous êtes un programmé.

Le mouvement de valorisation de la programmation ne semble pourtant pas avoirfranchi la Manche. Bien au contraire, les clichés entourant la figure du geek ont la vie dure. "Les gens n'ont pas conscience en France du rôle des programmeurs. Certains nous considèrent encore comme des barbus un peu gros qui ne se lavent pas et qui sont là juste pour exécuter", raconte Aurélien Fache.

D'après l'ingénieur en développement, cette perception stéréotypée du hacker se double d'une crainte liée au pouvoir des programmeurs. "Les datadéveloppeurs ont permis de réinventer des modèles, des usages ; ça fait peur à certains : on vient bousculer un ordre qui était bien établi, on oblige à repenser les modèles économiques existants." Aurélien Fache évoque le cas du quotidien britanniqueThe Guardian, dont les équipes éditoriales vont être remaniées de manière à avoirmoins de journalistes et plus de développeurs. On pourrait citer aussi le rôle des programmeurs en politique : les Anonymous ont montré que les codeurs pouvaientconstituer un nouveau contre-pouvoir qu'il faut désormais prendre en compte.

UNE FORMATION MAL CONSIDÉRÉE EN FRANCE

La mauvaise perception des programmeurs en France se fait sentir aussi au niveau de leur formation. Clément Wehrung qui, lui, est autodidacte, se dit frappé par le décalage avec l'apprentissage du code aux Etats-Unis : "Le diplôme de 'computer science' est le diplôme phare de Standford et Berkeley depuis vingt ans. Chez nous, il n'y a aucune école dont le diplôme de programmeur informatique soit réputé. C'est un métier qu'on associe plus aux techniciens qu'aux ingénieurs."

Ainsi, malgré l'omniprésence du code dans la société actuelle, les programmeurs restent une denrée rare. "Il y a de la demande mais pas d'offre. Nous avons besoin de programmeurs de haut niveau et nous ne les trouvons pas, déplore Jean Véronis, qui s'attriste de la délocalisation du codage dans les pays émergents. Aujourd'hui, il en est du code comme des composants électroniques : on ne peut plus les fabriquer en Europe. Le code a été délocalisé, en Indenotamment."

Si le code touche à tout, est-ce à dire que nous devrions tous toucher au code ? De solides connaissances en programmation offrent sans aucun doute une réelle plus-value sur le marché du travail. "L'avenir, c'est d'avoir un profil technico-commercial", explique Clément Wehrung, qui travaille aujourd'hui pour le Livre scolaire, éditeur indépendant qui élabore des manuels scolaires collaboratifs. "

Quand mon chef va voir un gros client, il veut que je l'accompagne parce que j'ai une double vision des choses." Cet autodidacte de la programmation a su mettre à profit son important bagage technique. Le problème, c'est d'acquérir ce bagage.

Jean Véronis se méfie ainsi de "l'intimation" à la programmation comme réponse à l'analphabétisme numérique. Car si la France manque de programmeurs de qualité, c'est aussi parce qu'elle a voulu faire comme si l'informatique était une discipline facilement accessible à tous. "C'est une filière qui a émergé de toutes pièces dans les années 1970. On a vite recruté des tas de gens, on a laissé croire que tout le monde pouvait suivre des cours d'informatique et en même temps on n'a pas mis en place suffisamment de filières sérieuses."

Exemple éloquent de cette méprise sur la discipline informatique au point d'avoir, d'après Jean Véronis, "vacciné la France contre le mythe du code" : le plan "Informatique pour tous", un programme du gouvernement présenté en 1985 par Laurent Fabius, alors premier ministre, pour initier les élèves à l'informatique. "On avait des dotations énormes pour acheter des ordinateurs qui, pour la plupart, sont restés dans les placards des lycées. On ne veut pas tous apprendre à construiredes voitures, pourquoi le ferait-on avec les ordinateurs ? L'apprentissage de l'informatique est quelque chose de très complexe, c'est un vrai challenge technologique."

Aurélien Fache, qui code depuis dix ans, est bien placé pour le savoir : "On ne devient bon programmeur qu'après plusieurs années d'expérience, après avoir lu des lignes et des lignes de code." Pour contrer la vision simpliste qui assimilerait l'informaticien au simple technicien, il aime à citer l'ouvrage de Pierre Lévy, De la programmation considérée comme un des beaux arts (La Découverte, 1992) qui montre que l'élaboration d'un logiciel ne relève pas tant de la technique... que de l'art.

Aurélien Fache voit d'un bon œil les initiatives telles que Codecademy permettant de s'initier de façon ludique aux bases de la programmation, mais est lui aussi sceptique quant à la banalisation du code.
"Avoir des notions de programmation est indispensable pour tout le monde. Enfaire un métier, c'est autre chose." Une autre chose qui distingue un citoyen bien informé d'un adepte du 8e "art".

Margherita Nasi

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