mercredi 4 décembre 2013

Le « libre-échange » : un conte pour enfants pas sages

De Bruno Poncelet
Article mis en ligne le 28 novembre 2013
Depuis longtemps, on raconte des histoires pour endormir les enfants. Et s’il existait des histoires pour endormir les adultes ? Et s’il existait des contes pour mettre en veilleuse notre sens critique, quelles seraient ces histoires ? Tentative de réponse avec une histoire à dormir debout : le libre-échange apporterait à tous richesses et bien-être…


Il était une fois, au pays de l’expansion commerciale, des gens heureux.
L’histoire se passe à la fin du siècle passé, où plusieurs évènements successifs remplissent de joie les fidèles zélateurs de la croissance économique. En 1986, l’Union européenne décide de créer un marché unique entre ses pays membres. L’inauguration officielle a lieu en 1993 avec la fin des contrôles douaniers aux frontières, et sera complétée quelques années plus tard avec l’adoption d’une monnaie unique, l’euro. Entretemps, en 1989, un affreux mur est tombé du côté de Berlin. Tandis que le monde entier s’écrie « liberté, liberté » pour fêter la mort de l’ogre communiste, les élites du monde occidental ne perdent pas de temps : elles s’empressent de faire rejoindre aux anciens pays de l’Est l’ordre juridique du capitalisme, notamment via une intégration au sein de l’Union européenne et de son marché unique. Ainsi, une très grande partie de l’Europe bascule dans un ordre nouveau, où la circulation de l’argent, des marchandises et des lieux de production tient lieu de constitution, l’emportant sur toute autre considération. Le même genre de philosophie politique prévaut ailleurs dans le monde. Par exemple, de l’autre côté de l’Atlantique, les États-Unis, le Canada et le Mexique unissent leurs destinées dans un Accord de Libre-Échange Nord-Américain (ALENA) qui voit le jour en 1994. Un an plus tard, c’est l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui affiche les mêmes objectifs pour toute la planète. L’une de ses missions concrètes consiste à régler les différents commerciaux entre pays membres, mais sa véritable ambition est d’établir des règles juridiques mondiales assurant une libre circulation marchande, favorisant l’expansion du commerce et la croissance économique.

 Le bonheur est dans le « libre-marché »

A bien des égards, ces décennies 1980 et 1990 constituent un basculement culturel majeur. Alors que la gauche et la droite s’étaient longtemps écharpées sur l’équilibre à atteindre entre droits collectifs et individuels, entre la prospérité due aux entreprises privées et les bienfaits générés par les solidarités publiques (comme la Sécurité sociale), l’univers mental bascule soudainement dans une course au « libre-échange ». Celle-ci devient la nouvelle mission civilisatrice, emportant l’adhésion d’une large majorité d’opinions dans les milieux d’affaires, politiques, intellectuels, médiatiques…
Pourquoi en est-il ainsi ? La raison officielle est connue : si l’on parvient à faire tomber les « barrières au commerce », si l’on éradique les « entraves artificielles » que les États font peser sur l’économie, il s’ensuivra une ouverture des marchés qui va donner de l’air et de la confiance aux entreprises. Dopées par un moral au beau fixe, celles-ci vont investir et créer de l’emploi, verser des salaires et fabriquer des marchandises, vendre et faire des bénéfices, mais également innover et inventer des produits qui créeront de nouveaux marchés, générant ainsi le mantra magique dont le monde occidental s’est épris depuis plusieurs décennies. Un mantra magique qui fait du trio innovation technologique → expansion commerciale → croissance économique l’alpha et l’oméga de la vie politique, et ce qu’on soit de gauche ou de droite, libéral ou socialiste, homme d’affaires ou journaliste…

A y regarder de plus près, ces décennies de libéralisme effréné ressemblent à un conte pour enfants : au nom de la liberté du commerce, de gentils bergers partent à la recherche d’une foule disparate de brebis (les États-nations) pour les rassembler en troupeaux homogènes (le marché unique européen, l’ALENA américain, l’OMC mondial...) acceptant tous d’arpenter le même chemin : celui d’une compétition économique internationale censée nous mener tous vers une ère de progrès et de bien-être sans égal.

Si cela fonctionnait, si ce choix politique était judicieux, cela se saurait ! Depuis trente ans que le monde politique impose et renforce le « libre-échange », nous devrions aujourd’hui vivre dans un monde prospère et harmonieux. Pourtant, les écarts de richesse s’aggravent, la pauvreté extrême conquiert de nouveaux territoires (notamment en Grèce ou en Espagne) tandis que l’horizon planétaire se couvre de nuages sombres : les forêts reculent, les produits toxiques pullulent, des espèces vivantes disparaissent alors que les inondations et feux de forêts esquissent le lugubre avenir qui nous attend si, très vite, nous ne maîtrisons pas le réchauffement climatique. De prothèses PIP en lasagnes de bœuf à base de cheval, les scandales sanitaires s’invitent régulièrement dans les médias, révélant des pratiques marchandes où l’on triche, où l’on ment, où les réseaux de sociétés sous-traitantes sont à ce point ramifiés et complexes qu’on ne sait plus très bien qui fait quoi, ni comment, ni pourquoi. Autant de faits qui ne tombent pas du ciel, mais résultent précisément des politiques de « libre-échange » mises en place depuis trois décennies.

 Les marchés libres n’existent pas

Dans le conte du « libre-échange », la première erreur fondamentale consiste à séparer l’État du marché, comme s’il s’agissait de deux entités distinctes. Or, rien n’est plus inexact. Les marchés sont une création des pouvoirs publics, qui mettent en place les lois et règlements grâce auxquels les marchés peuvent fonctionner (par exemple, la loi stipule l’existence de la propriété privée ou prévoit les modalités de constitution d’une société anonyme). Pour être respectés, ces lois et règlements doivent s’accompagner d’institutions répressives (comme les forces de police ou les tribunaux) qui permettront d’arrêter un fabricant de contrefaçons ou un voleur dans un magasin. Plus important : les marchés peuvent se construire sur base de règles légales très différentes, en fonction des valeurs dominantes d’une société. Par exemple, aux États-Unis, les armes à feu sont en vente libre car le droit à « l’autodéfense armée » passe avant le droit à la vie… des nombreux morts que ce choix politique provoque immanquablement.

Bref, négocier un accord de « libre-échange » ne consiste pas à retirer les « entraves étatiques » aux échanges, mais bien à décider de changements politiques radicaux dans le fonctionnement des marchés. En créant des marchés géographiquement de plus en plus étendus, englobant un nombre exponentiel de consommateurs (11 millions pour la Belgique, 508 millions pour le marché européen, 820 millions en cas de constitution d’un marché transatlantique…), le monde politique ouvre la porte à un jeu dangereux : celui des fusions-acquisitions internationales d’entreprises. Soit une logique cannibale où la question qui se pose aux entreprises est : qui mangera le plus vite l’autre ? De fusions en acquisitions, des Géants marchands naissent pour organiser leurs activités à l’échelle du monde. Selon une logique pyramidale extrêmement hiérarchisée, un centre impérial (le conseil d’administration) déploie ses bastions et forteresses (usines, comptes bancaires off-shore, centres de recherche, réseaux pour accéder aux matières premières…) avec une ambition précise : accumuler le plus d’argent possible dans les caisses. Un argent qui servira tantôt à entretenir la logique de croissance impériale du Géant marchand, mais qui nourrira également l’appétit monétaire insatiable de ses actionnaires et hauts-dirigeants.

Sur le plan social, cette naissance de Géants marchands provoque un effet catastrophique : il éloigne les centres réels de décisions (conseils d’administration) des lieux de production. Ainsi, la création du marché européen fut un coup très dur pour les travailleurs : s’il n’est déjà pas facile de négocier des conditions de travail (horaires, salaires…) avec un patron autonome (gérant sa propre entreprise), il est encore plus difficile d’y parvenir lorsque le patron vous faisant face n’est qu’un pantin obéissant aux ordres venus de Londres, Genève, Paris ou Chicago. D’autant que les Géants multinationaux, s’ils sont malins (et ils le sont souvent), démultiplient les usines capables d’effectuer les mêmes types de productions. Du coup, il leur est facile d’orchestrer une mise en concurrence des différents sites de production pour choisir celui où les travailleurs offrent un optimum magnifique : des rendements de production élevés pour de faibles rémunérations...

Bien entendu, cette logique antisociale n’est pas sans rapport avec un autre problème évoqué plus haut : la constitution d’un réseau complexe de firmes sous-traitantes, où l’on ne sait plus très bien qui fait quoi, ni comment, ni pourquoi. Une opacité d’où naissent les scandales sanitaires que les autorités nous promettent de réguler alors qu’elles en ont de moins en moins les moyens.

Car sur le plan démocratique, l’existence du « libre-échange » international produit également des effets délétères. D’un côté, nous avons des pouvoirs publics « locaux », attachés à un territoire particulier. De l’autre côté, nous avons des Géants multinationaux libres de se déplacer (avec leurs investissements, leurs lieux de production et les emplois qu’ils génèrent) où bon leur semble dans un espace englobant des pays très différents. Des pays qui se distinguent notamment par leur culture, les goûts et compétences de leur populations, mais aussi par leurs exigences en matière d’impôts sur les entreprises, de financement de la Sécurité sociale et de sérieux (ou non) dans la définition des normes légales environnementales, sanitaires, sociales… Évidemment, les Géants multinationaux ne sont ni neutres ni bienveillants face à de telles législations : à leurs yeux, le social, le fiscal ou l’environnement sont autant de contraintes financières qui nuisent à l’optimisation des bénéfices. Or, grâce au « libre-échange » qui leur permet de circuler d’un pays à l’autre, les Géants multinationaux n’ont que l’embarras du choix entre toutes les législations (contraintes) existantes…

La suite, nous la connaissons bien. D’un côté, les Géants multinationaux délocalisent (ou menacent de le faire) si les gouvernements ne revoient pas à la baisse leurs exigences environnementales, fiscales ou sociales. De l’autre côté, des gouvernements nationaux rivalisent d’ingéniosité pour offrir cadeaux fiscaux, travailleurs flexibles et contraintes environnementales minimum à des investisseurs ravis. Et le conte féérique du « libre-échange » de nous mener au cauchemar ! Un cauchemar fait de délocalisations et de restructurations d’entreprises, de pertes d’emplois et de finances publiques en berne, un cauchemar où nous tombons du lit pour heurter une réalité qui fait mal !

 La créativité privée peut être toxique

Et pourtant, la descente aux enfers n’est nullement finie. Car la mise en concurrence internationale des entreprises génère bel et bien un des effets attendus : une créativité technologique accrue (écrans plats dernière génération, ordinateurs de plus en plus puissants, smartphones multifonctions, tablettes tactiles dernier cri, etc.). Émerveillés par ces bijoux modernes, les adultes sont comme des enfants : ils dorment sans soucis car de gentilles entreprises s’occupent de créer les produits et l’envie de les posséder dont ils ont besoin pour se sentir bien. Et nous fermons les yeux. Et nous nous laissons bercer de douces illusions. Et nous travaillons, heureux d’engranger l’argent qui nous permettra de satisfaire la foule de nouveaux besoins, chimères commerciales en expansion dans nos cœurs et nos têtes…

Dans ce rêve éveillé, un monstre sournois nous échappe : loin d’être toujours un bienfait, la créativité marchande peut s’avérer extrêmement toxique. Ainsi, la crise financière des « subprimes » est étroitement liée à l’ingénierie des grandes banques américaines : pour gagner plus d’argent, celles-ci ont trouvé commode de bâtir d’immenses tours financières, où chaque « appartement » renferme un crédit différent (prêt étudiant accordé par une banque locale en Floride, prêt pour l’achat d’une voiture accordé par une banque locale à Washington, prêt immobilier accordé par une banque du Missouri…). Grâce à cette titrisation bancaire, de nombreux crédits différents ont pu être agglomérés dans un seul titre financier. Selon Wall Street, l’avantage était d’offrir une plus grande sûreté aux investisseurs potentiels : en mélangeant des prêts entièrement différents, on diminuait considérablement les risques que tous les paiements fassent défaut au même moment. Mais Wall Street ne pipait mot sur la manière dont elle bâtissait ses tours financières : l’idée-phare n’était pas de faire un produit plus sûr, mais bien de cacher de vilains moutons noirs (prêts pourris) derrière de merveilleux moutons blancs (prêts fiables). Pour le dire autrement, Wall Street parvint à gagner beaucoup d’argent en faisant passer des squats de piètre qualité (crédits financiers insolvables) pour des appartements de luxe haut-de-gamme. Un art de la dissimulation qui dura quelques années, vit les banques rivaliser d’ingéniosité pour convaincre des personnes insolvables de contracter de nouveaux crédits, jusqu’au jour où tout s’effondra… et qu’il fallut l’aide massive des finances publiques (4 600 milliards d’euros rien que pour les pays européens) pour sauver les banques de la faillite.

Des exemples d’ingénierie marchande toxiques existent également dans les secteurs agroalimentaire, chimique, énergétique, pharmaceutique, etc. De la création de l’essence avec plomb (dans les années 1920) à l’ajout d’additifs cancérigènes dans le tabac, de la promotion mondiale de l’amiante à la diffusion planétaire d’innombrables substances toxiques (PCB, pesticides, perturbateurs endocriniens…), l’histoire des Géants marchands est hélas jonchée de mensonges éhontés - allant de la simple propagande aux manipulations scientifiques les plus viles - afin de promouvoir la vente exponentielle de produits rendant malades (ou tuant à petit feu) plantes et animaux, hommes compris.

Voilà pourquoi, loin de conduire à des jours meilleurs, le conte du « libre-échange » est dangereux. Il accorde aux multinationales un incroyable pouvoir : celui de mettre en concurrence travailleurs et gouvernements, tout en déployant une ingénierie technologique qui peut s’avérer extrêmement toxique pour la santé des gens et les finances publiques. Et lorsque vient la catastrophe majeure (comme une crise financière américaine ou un accident nucléaire à Fukushima), la réponse des pouvoirs publics est de faire assumer aux populations les dégâts générés par les Géants du monde marchand (en sauvant les banques de la faillite, ou en nationalisant la multinationale japonaise de l’énergie Tepco).

Hélas, ce n’est même pas le plus grave. Le plus grave vient du fait qu’on soit incapable de poser le constat d’échec : le « libre-échange » n’est pas une promesse d’avenir radieux, mais bien un cheminement vers le chaos et la destruction. Faute d’un tel constat d’échec, nous continuons à voter pour des partis politiques qui sont comme des enfants en plein cauchemar. Ils s’époumonent et s’agitent : « c’est la crise », « le chômage augmente », « les investisseurs n’ont plus confiance », « la Sécurité sociale coûte trop cher »… Incapables de réfléchir, tétanisés de peur, tels des enfants adorant qu’on leur raconte toujours la même histoire, ces élus politiques manquent de sagesse et optent pour la solution la plus bête.

Inlassablement, ils répètent le mantra magique qui nous détruit inexorablement : il était une fois, au pays de l’expansion commerciale, des gens heureux qui rêvaient de transformer un marché européen en marché transatlantique…
Source originale : Bruno Poncelet, « Le « libre-échange » : un conte pour enfants pas sages », Kairos, n°10, nov-déc. 2013 http://www.kairospresse.be/ Pour savoir où trouver Kairos en librairie, cliquez ici : http://www.kairospresse.be/points-d...

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