mercredi 11 décembre 2013

La condition de connexion permanente




Repris du Le Nouvel Observateur du 4 avril 2013, p.118 - N° 2526



Nous sommes entrés avec internet dans l'ère de la connexion permanente. Comment passe-t-on de la condition humaine à la condition numérique ? Un essai passionnant analyse cette révolution. Décryptage


UN ENTRETIEN AVEC BRUNO PATINO

BRUNO PATINO est directeur général délégué aux programmes, aux antennes et aux développe111ents numériques de France Télévisions. Il a écrit  avec Jean-François Fogel « Une presse sans Gutenberg » (Grasset, 2005).Il publie cette semaine « ta Condition numérique » (Grasset), écrit aussi avec Jean· François Fogel.

Le Nouvel Observateur Pour Jean-François Fogel et vous, nous vivons le temps de la connexion permanente, et la condition humaine s'en trouve changée.

Bruno Patino On commence à mesurer ce qu'en­traîne le fait de vivre connecté en permanence à un réseau. Je dis on commence, car internet vient juste de changer. Le réseau n'est plus ce qu'il était il y a encore dix ans. Au départ, on a vu dans internet des tuyaux qui transportaient des messages. Puis on a dit : non, ce ne sont pas des tuyaux, internet est en soi un média qui vient après le livre, le journal, le cinéma, la radio et la télévision. On voit aujourd'hui que le média a connu une mutation : internet est devenu un espace social. On y trouve des magasins, des institutions et des médias aussi, mais on y trouve d'abord des per­sonnes furieusement actives. Elles communiquent, s'envoient des liens, interrogent des moteurs de recherche ou partagent des photos, des vidéos, des messages de tous types. Dire que le trafic croît sur internet est fondé, mais c'est ignorer l'essentiel: internet a changé. Et du coup nous changeons tous. Le fait que nous soyons connectés en permanence, parfois à notre corps défendant, modifie notre rapport aux autres, notre façon d'agir en société, notre façon de penser, et même notre rapport au réel.

Qu'est-ce qui a provoqué la mutation d'internet ?

Tout s'est amorcé en une vingtaine de mois, entre 2005 et 2007, quand émergent YouTube, Facebook, Twitter et les applications des smartphones.L'adop­tion de ces innovations par l'audience a bouleversé internet du tout au tout. Ce n'est pas la technologie, c'est l'audience qui crée le réseau. Soit elle ignore la technologie mise à sa disposition, soit elle s'en saisit et crée un usage généralisé. En l'occurrence, un ensemble d'usages apparaissent en même temps et créent un espace social. L'utilisation intensive de la plateforme YouTube rend poreuse la frontière tradi­tionnelle entre le texte et l'image. Twitter, avec ses messages courts, fait du temps réel la temporalité normale du numérique. Facebook amène à gérer sa vie sociale avec des outils industriels. Enfin, les smartphones généralisent l'emploi des applications et ciblent des usages plus ludiques que le logiciel de l'ordinateur. Avec ces outils, le réseau devient un espace detextes et d'images qu'on nourrit en perma­ nence et qui nous nourrit dans une tornade d'échanges où le social, c'est-à-dire ce qui circule entre les utilisateurs, compte plus que tout le reste.

La vie sociale n'a pas attendu le numérique pour exister.

Oui, mais elle n'a jamais vécu à ce rythme et dans une telle ampleur. Avec la communication instantanée et l'accès à des pages où vous avez des centaines, voire des milliers d'amis ou de personnes qui voussuivent, vous vivez autre chose. Les responsables des sites et des plateformes le savent puisqu'ils n'ont qu'un mot  à la bouche, utilisé aussi bien en anglais qu'en fran­çais : « engagement». L'engagement, c'est l'activité de l'internaute qui partage, commente, dit qu'il aime ou qu'il a simplement pris connaissance de ce qu'il voit sur son écran. C'est l'internaute qui se charge de mettre en circulation ce qu'il a trouvé sur le réseau. Suivre le taux d'« engagement» de son audience, tout faire pour qu'il s'élève, que ce soit sur un site de presse ou un site marchand, est devenu la base du métier. C'est logique : l'audience, aujourd'hui, est le meilleur promoteur ou recruteur d'une nouvelle audience. Quand un ami vous dit d'aller voir quelque chose, de choisir un produit ou de ne pas réserver dans un hôtel donné, la probabilité est plus grande pour que vous le fassiez que s'il s'agit d'un vendeur ou d'un journa­liste. Là-dessus, les études sont sans appel : Aristote disait que « l'homme est un animal social », c'est encore plus vrai quand il est un internaute.

 L'internaute n'est pas seulement une créature sociale, il existe en tant qu'individu.

Dans les faits, il existe en se liant à ce qu'il trouve ailleurs sur le réseau. Regardez une page personnelle de Facebook (plus de la moitié des internautes français en possèdent une) : la façon de se présenter, ce que l'on appelle un statut, se fait par projection externe. L'internaute se définit en affichant des liens vers les musiques, les vidéos qu'il aime, en montrant le recensement de ses amis, voire des photos très personnelles. Notre identité numérique est constituée par le partage; l'affichage de listes, l'expression de recommandations dans une défini­ tion très rénovée de l'intimité. Cela permet de participer à une sorte de gigantesque jeu vidéo avec des bombardements croisés de liens et de messages. En ligne, chacun est à la fois Super-Mario, une boule dans un jeu de flipper et le DJ d'une fête de la communication. << ThinkB4 U post » (« Think before you post », « Pensez à ce que vous mettez en ligne"), disait une campagne européenne de mise en garde des internautes qui risquaient d'être embarrassés par le mauvais cliché d'une soirée trop arrosée. On a plutôt l'impression que les internautes craignent de ne pas exister sur les réseaux sociaux.

Vous décrivez ce que vous appelez la «condition numérique» dans des chapitres dont les titres sont empruntés à Karl Marx, André Malraux ou Tocqueville ; c'est de l'ironie, mais vous avez quand même l'air de trouver le sujet très sérieux. 

Dans l'ironie, il y a toujours le coup de râpe de la réa­lité. On ne peut pas voir sans cesse des gens penchés sur un écran, les doigts sur un support tactile ou une souris et croire que rien de profond ne se produit dans notre monde. L'économie, la vie sociale et politique, la culture, la transmission du savoir sont immensé­ment affectées par la numérisation des activités et par la vie sociale qui en découle. Le plus frappant, c'est que cela se produit partout, tout le temps : durant quelques secondes d'attente sur un quai de métro, dans l'espace entre deux tâches au bureau, on peut voir une vidéo, échanger deux messages, recomman­der une lecture à des centaines de personnes.

Le monde virtuel envahit tout...

S'il y a un mot dont nous nous défions avec Jean­ François Fogel, c'est bien celui de virtuel. Le réseau n'est pas un monde virtuel qui s'opposerait au réel. Ce n'est pas non plus un monde parallèle ou un miroir de la réalité. C'est le lieu où beaucoup cherchent du travail, une relation amoureuse, de quoi remplir leur dissertation ou tout simplement un achat au meilleur prix. C'est bien un espace du réel, qui agit sur le réel, sur notre réel.





des centaines de millions d'utilisateurs, des mil­liards de visites.Ces chiffres les invitent à une extension sans limites. D'autant que nous sommes tous très généreux, que nous leur confions des biens précieux. Ces données, c'est une part de nous­ mêmes, de notre comportement. Comme matière brute, cela ne vaut pas grand-chose. Mais pour les nouveaux empires elles se définissent avec trois lettres en "V" : leur volume (très important), leur vitesse de circulation (à la croissance exponentielle) et leur véracité. L'essentiel quand on a de telles res­sources, c'est d'en extraire du sens, ce dont peu d'en­treprises sont capables.Pour le faire, il faut un "pro­duit" qui vous permette d'être très populaire, que vous soyez un moteur de recherche comme Google, un réseau social comme Facebook ou un flux de messages instantanés comme Twitter, ou encore une plateforme commerciale comme Amazon. Et il faut ajouter l'inventivité d'ingénieurs capables de créer des outils mathématiques, ce qu'on appelle des algorithmes, pour faire travailler ces données.

Qu'est-ce que ça veut dire, "extraire du sens" de toutes ces données?

Un jour où je dialoguais avec quelqu'un de Google, il m'a dit: « Nous aurons fini notre travail lorsque nous saurons avant vous la question que vous allez poser ». Google pourrait même dire : lorsque nous saurons avant vous la façon dont vous allez vous comporter. Google est un monde d'ingénieurs et de mathémati­ciens, des gens qui croient à la véracité des équations.

Tous ont réglé la question du déterminisme : ils sont persuadés que la somme colossale des données com­portementales dont ils disposent permet une mise en équation de notre comportement. Cela n'intéresse pas beaucoup Google de savoir qui vous êtes. Ce qui l'intéresse, c'est la façon dont vous vous comportez. Ce qui intéresse Facebook,c'est votr eenvironnement direct, savoir avec qui vous êtes en relation, ce que vous aimez. Chacun prend une voie différente pour arriver à la même chose : accumuler et interpréter des données.L'objectif est le même pour tous : vous don­ner un peu plus de vous-même chaque fois que vous agissez. Et vous savez quoi ? tous, nous adorons cela !

Il y a quelque chose de narcissique dans la condition numérique. Des formules mathématiques vous don­nent un peu plus de vous-même dans un environne­ment très défini : vous êtes encore plus vous-même tout en étant un individu Apple, un individu androïde, un individu Amazon ou Facebook...

Si quelques acteurs seulement savent faire fructifier les données, leur croissance ne s'arrêtera jamais.

Selon que les données resteront un bien privé ou deviendront un bien commun ou public, on peut penser que l'évolution du capitalisme numérique sera différente : il deviendra un hypercapitalisme ou bien un capitalisme régulé avec une économie du partage. Les deux hypothèses sont plausibles; il y aura sans doute un peu des deux. Mais la lutte économique est engagée. Est-ce qu'on est pour ou contre internet ? Ce n'est pas le problème. L'ère de la connexion est arrivée.Se déconnecter est un enjeu de liberté individuelle. Mais une alternative reste posée : aliénation ou émancipation économique au sens noble du terme. A qui appartiennent les données ? Comment sont-elles gérées ? Veut-on une éco­nomie de partage? Il semble un peu dommage que les débats politiques soient atones sur ces questions­ là. Les utopistes disent : ces données accumulées pourraient être un bien commun, géré par des fondations qui les traiteraient comme des écosys­tèmes partagés par tous. Les entreprises entreraient en compétition sur la performance de leurs algo­rithmes et tout un chacun pourrait en profiter. Les pragmatistes constatent que l'activité de milliards d'internautes sur la planète, qui donnent librement leurs données à Gafa, constitue unesolution concrète que l'on ne saurait réformer à partir d'un seul pays. Je crois qu'on est au tout début de ce grand débat.

Quel est l'impact d'internet sur la vie politique ? Il existe une difficulté : la vitesse, et plus encore l'accélération. Internet va trop vite en regard de l'organisation d'unevie démocratique. La connexion permanente, c'est l'essoufflement assuré pour un pouvoir démocratique. La démocratie suppose le temps de la campagne électorale puis un mandat d'élu, à la durée garantie, afin que chaque décision vienne dans le vieux rythme des débats parlemen­ taires et du travail gouvernemental. Internet, en revanche, c'est l'immédiateté, la participation de tous, directe, aux polémiques, aux commentaires, aux sondages en ligne. Qu'est-ce que cela change à la politique ? Je ne sais pas, mais je constate une sorte de divorce entre le pouvoir immense de la masse connectée -qui n'est pas le pouvoir de la somme des individus et le politique aujourd'hui.Tout le monde voit cela en regardant Barack Obama. Quel contraste entre la maestria extraordinaire pour se servir d'internet comme outil de conquête du pouvoir lors de la première - et même de la seconde - élection et cet usage inexistant du réseau dans l'exercice même du pouvoir ! La « participation» des citoyens connec­tés se fait dans un présent immédiat, intense, très éloigné de la lenteur de l'exercice d'un mandat.


Face à internet, tout paraît lent..

Comparé avec le flux d'une connexion, le monde réel est lent, souvent pauvre, complexe. Il est possible qu'il ne soit pas de taille à lutteravec l'espace numé­ rique,si rapide, si riche, direct et porteur d'une solu­ tion immédiate.Le monde est lent, la connexion est instantanée. Mais dire cela est faux. En fait, la connexion n'est ni lente nirapide, elle est perma­ nente.Cela change le temps et crée un espace d'une nature nouvelle.L'espace du numérique, c'est main­ tenant. Il s'agit d'une notion neuve. Internet s'est installé au moment où naissaient les utopies sur la fin de l'histoire, lorsque les grands "métarécits " sur l'explication de l'histoire étaient mis en cause. C'est frappant de voir la simultanéité du moment de cri­ tique, d'ironie, en tout cas de prise de distance, que sont le postmodemisme et la naissance du web.

Le temps numérique est a-historique ?

Le temps numérique n'a pas de sens, au sens premier d'une direction suivie, avec un avant, un pendant et un après. Il est permanent et il se nourrit d'un passé permanent puisque le lien que vous propose Google ou un ami, c'est pour aller voir une page qui est déjà en ligne, qui appartient au passé.



Vous n'évoquez jamais l'hypothèse du bug généralisé. Internet est-il indestructible?

Internet charrie tout. On y trouve donc aussi la mythologie de sa propre fin. Les cyberconflits se multiplient. L'Estonie, la Corée du Sud, de grandes entreprisés ou même le Pentagone ont connu de véritables attaques.Internet nous apprend cela et diffuse l'idée de sa propre apocalypse.Et pourtant le thème est moins présent qu'il y a quelques années.Non pas parce que l'on a compris qu'inter­net n'a pas de gestion centralisée que l'on pourrait détruire. Ce qui éloigne cette pensée, c'est l'instal­lation de la connexion permanente dans notre vie. Elle est indissociable de notre perception du monde réel.Si nous sommes de plus en plus dépen­ dants de notre connexion, nous imaginons de moins en moins d'en être privés.

Propos recueillis par FRANÇOIS ARMANET et GILLES ANQUETIL






Le Nouvel Obsen.rateur

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